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Cinq ans après la 2e vague #MeToo, où en est-on?

Cinq ans après la 2e vague #MeToo, où en est-on?

Les dénonciations faites sur les réseaux sociaux divisent toujours.

Par
Salomé Maari
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En juillet 2020, Sabrina Comeau, une jeune femme en apparence bien ordinaire, dénonçait publiquement son présumé agresseur sur Instagram. Elle ne le savait pas encore, mais ce geste allait déclencher une vague de dénonciations publiques sans précédent qui allait secouer le Québec.

Cinq ans plus tard, ce mouvement de justice sociale tournant le dos aux tribunaux continue de diviser. Et une publication récente sur les réseaux sociaux laisse présager qu’une nouvelle vague est en train de se dessiner, cette fois-ci dans l’ombre.

LES DÉBUTS DE LA VAGUE

C’était le premier été de la pandémie. Il faisait chaud, des bouts de nez dépassaient encore de masques en tissu faits maison et l’avenir était tout sauf certain.

Au Québec, alors que la première vague de COVID-19 était en train de s’essouffler, une autre – d’une tout autre nature – se préparait à s’abattre sur les réseaux sociaux.

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Par centaines, les dénonciations de violences à caractère sexuel inondaient nos feeds. Échos du mouvement #MoiAussi de 2017, marqué au Québec par les enquêtes journalistiques ayant provoqué la chute de l’animateur Éric Salvail et du magnat de l’humour Gilbert Rozon – et qui, par ailleurs, n’était pas centré sur les dénonciations sur les réseaux sociaux –, cette nouvelle vague a eu un véritable effet domino. Chaque témoignage donnait un peu plus de courage à une autre victime pour briser le silence à son tour.

L’organisme Juripop était aux premières loges du phénomène, et ce, dès ses débuts, se souvient sa directrice générale, Me Sophie Gagnon. « On avait un appel à chaque 20 minutes, de 8h le matin à 8h le soir. » La clinique juridique était submergée d’appels concernant les dénonciations sur les réseaux sociaux et les listes publiées en ligne qui permettaient aux présumées victimes de préserver leur anonymat.

La plus connue de ces listes a été celle publiée par Dis son nom, une page Facebook créée en août 2020. En tout et pour tout, les noms de plus de 1 500 « abuseurs présumés » soumis aux administratrices via des dénonciations anonymes y sont apparus.

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Ainsi, certains ont découvert du jour au lendemain que leur nom figurait sur cette liste, sans pouvoir savoir qui était à l’origine de ces dénonciations ni en quoi elles consistaient.

« Pour plusieurs, ça a été un moment où on est allé trop loin », analyse la journaliste au Devoir et autrice de l’essai Que reste-t-il de #MoiAussi ? : Secousses québécoises d’un mouvement planétaire, Améli Pineda.

« D’un côté, il y a des gens qui disent : “Oui, ça a eu des conséquences sur ma vie. Je fais partie d’une liste, et je ne sais même pas ce qu’on me reproche.” D’un autre côté, il y a des personnes qui disent : “On le fait pour l’intérêt du public. On fait ce qu’on faisait dans nos cercles d’amis, c’est-à-dire prévenir quelqu’un que : ‘Cette personne-là, reste pas toute seule avec, parce qu’on a déjà eu des mauvaises expériences.’” », ajoute celle qui a publié, il y a cinq ans presque jour pour jour, l’enquête journalistique révélant les allégations d’agressions et d’inconduites sexuelles visant l’humoriste Julien Lacroix.

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La liste de Dis son nom n’est aujourd’hui plus disponible et des dossiers concernant ses administratrices sont toujours devant les tribunaux.

Photo : Mélodie Descoubes

UN SYSTÈME JUDICIAIRE PAS TOUJOURS ADAPTÉ AUX SURVIVANTES

Dénoncer des agressions sexuelles publiquement est un phénomène qui ne date pas de 2020.

La doyenne de la Faculté de science politique et de droit de l’Université du Québec à Montréal, Rachel Chagnon, avance que cette tendance est documentée depuis les débuts des blogues et des réseaux sociaux. « Cette idée-là, de ne pas passer par le système de justice et de s’y prendre autrement pour obtenir une certaine forme de justice, c’est quelque chose qu’on voit de façon récurrente. »

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« Post-2017, beaucoup de travail a été fait, autant dans le système de justice que dans les postes de police, pour réformer certaines pratiques, qui étaient par ailleurs problématiques, pour donner plus de place aux victimes, mieux les encadrer, et favoriser la dénonciation via le système judiciaire », estime l’experte. « Or, visiblement, en 2020, on a vu que ça ne parvenait pas à satisfaire toutes les victimes. »

Selon elle, plusieurs facteurs expliquent pourquoi les poursuites judiciaires ne parviennent pas à combler les besoins des survivantes de violences à caractère sexuel. Parmi ceux-ci, il y a le fait que les agressions sexuelles relèvent du monde de l’intime et qu’elles impliquent souvent un lien affectif entre l’agresseur et sa victime.

« Des fois, l’agresseur est un proche, quelqu’un qu’on connait, qu’on aime. On ne veut pas qu’il aille en prison. On veut qu’il soit réparé », avance Rachel Chagnon.

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La reconnaissance des torts par l’agresseur est justement une forme de réparation essentielle au processus, croit-elle. « Les victimes aspirent à un moment où l’agresseur va admettre ses torts. Malheureusement, dans le système criminel, on n’arrive pas si souvent à ce moment-là. »

UN TRIBUNAL SOCIAL EST-IL LÉGITIME?

Si le courage des personnes victimes d’abus sexuels a été applaudi par plusieurs, la nature publique et l’absence d’encadrement judiciaire ou d’enquêtes journalistiques ont rendu la vague de dénonciations sur les réseaux sociaux de 2020 fortement polarisante.

« En ce moment, je pense qu’il y a vraiment une tension non résolue entre ce que cherchent à atteindre les victimes qui choisissent de dénoncer via les réseaux sociaux et notre vision collective de la justice, puis de ce qui est une réponse juste à ce qu’on considère être une injustice », laisse tomber Rachel Chagnon.

Au cœur des discussions entourant les dénonciations publiques, il y a, d’une part, la question de la présomption d’innocence. « Notre système de justice a beau être hautement imparfait, on en est fortement imprégnés. On a une croyance forte dans le droit à la présomption d’innocence. C’est un système qui nous marque dans notre vie quotidienne et qui nous apporte une certaine éthique dans notre façon de voir le monde », explique la doyenne. Le droit nous donne des balises claires et des repères, qui font défaut lorsqu’il est question de dénonciations publiques. La personne accusée a-t-elle la possibilité de se défendre? Ne devrait-on pas lui laisser le bénéfice du doute?

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D’autre part, une des fonctions du système de justice est de régler le litige, ajoute Rachel Chagnon. On finit par arriver à une résolution, quelle qu’elle soit, ce qui peut permettre aux personnes victimes de clore l’histoire et de reprendre le cours de leur vie. « Malheureusement, souvent, ce qu’on voit avec #MeToo et les dénonciations populaires, c’est qu’il n’y a pas de processus clair qui nous amène à ce moment-là », affirme-t-elle.

D’un autre côté, on se trouve dans un flou quant au pardon accordé à l’abuseur présumé.

« Dans un procès populaire, quand est-ce que l’agresseur paye pour sa faute? Quand peut-on considérer que ça y est, là, il a eu suffisamment de temps pour réfléchir? », pointe Rachel Chagnon.

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À ce sujet, les avis sont mitigés. Surtout lorsque les accusations visent des personnalités publiques. Alors que certains croient que la vie publique devrait être réservée à « ceux qui le méritent » et qu’une vedette visée par des allégations ne devrait pouvoir retrouver sa place sous les projecteurs, d’autres croient que la réhabilitation est possible pour ceux qui reconnaissent leurs torts, ont fait leurs excuses, et ont fait un travail sur eux-mêmes.

DES PROGRÈS SOCIAUX

Indépendamment des critiques qu’elle a pu soulever, la vague de dénonciations de 2020 a indéniablement provoqué des avancées au sein de la société québécoise. « Ça a été un mouvement qui a changé la façon d’aborder les violences sexuelles », explique la journaliste Améli Pineda.

Elle avance qu’elle aura aussi permis de solidifier la compréhension du public à l’égard du système judiciaire. « Le public est plus sensible à ces histoires-là, et on comprend mieux pourquoi c’est difficile pour quelqu’un de porter plainte. » Elle estime aussi que la médiatisation des procès comme ceux d’Éric Salvail et de Gilbert Rozon auront permis au public de mieux comprendre la distinction entre les poursuites au criminel et au civil.

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Vallet souligne qu’avant 2017, on ne voyait que très peu de procès civils pour agressions sexuelles dans les médias. « Il y avait un manque d’intérêt, c’est une voie qui n’était pas assez utilisée. » Pourquoi? Selon la journaliste, il s’agit d’un processus coûteux pour les personnes victimes, et d’autres ignoraient même qu’il s’agissait d’une option.

Photo : Mélodie Descoubes
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DES AVANCÉES DANS LE SYSTÈME DE JUSTICE

Malgré tout, du côté du système de justice, le Québec a fait d’importants progrès.

Parmi ceux-ci, il y a le projet de loi 75, entré en vigueur en décembre dernier, estime Me Sophie Gagnon. Celui-ci « crée une présomption de non-pertinence de la preuve qui repose sur les mythes et stéréotypes. ».Un exemple de mythes et stéréotypes? On pourrait tenter de décrédibiliser une victime qui est restée en contact avec son agresseur après les faits, ce qui va à l’encontre de l’idée que l’on peut se faire de « la victime parfaite ».

Le procès de Gilbert Rozon est l’un des premiers où l’on applique cette disposition. « C’est une grande amélioration », se réjouit la directrice générale de Juripop.

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Le même projet prévoit d’autres mesures, notamment celle de permettre à une personne victime d’être accompagnée par un intervenant pendant son témoignage, ou encore de témoigner à distance.

« Ça peut sembler banal parce que ce sont des mesures d’accommodement qui étaient en place depuis longtemps en matière criminelle. Mais nous, dans les dossiers en affaires civiles, il fallait qu’on fasse la demande à la cour chaque fois. C’étaient non seulement des frais pour la personne victime, mais c’était aussi du temps et de l’incertitude. Alors, on est vraiment satisfaits, et on constate que c’est une importante avancée. »

Selon elle, un autre pas en avant en matière criminelle est la création du tribunal spécialisé en matière de violence sexuelle et de violence conjugale. Le projet pilote a été déployé dans plusieurs régions administratives de la province. « Une des mesures, par exemple, c’est d’avoir toutes les causes regroupées sur un seul et même rôle pour qu’elles soient entendues dans une seule et même salle de cours, par un seul et même juge », explique Me Sophie Gagnon.

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Mais ce n’est pas tout. « On cherche entre autres à raccourcir les délais. On veut aussi s’assurer que ce soit un seul et même procureur qui suive le dossier du début à la fin pour renforcer un lien de confiance et éviter à la personne victime d’avoir à répéter son histoire », ajoute-t-elle.

UN LONG CHEMIN À PARCOURIR

Même si on peut voir des progrès, tant du côté du système de justice que de la compréhension collective des violences sexuelles, on a encore un long chemin à parcourir. L’avocate Me Virginie Demers-Lemire, qui représente les administratrices de Dis son nom, estime que les coûts liés aux poursuites au civil restent un grand frein pour plusieurs personnes victimes. « Comme il y a le fonds d’aide aux actions collectives, il faudrait un fonds pour les victimes d’agressions sexuelles », croit-elle.

Alors, quelle est la solution? C’est la grande question à laquelle réfléchit Rachel Chagnon depuis des dizaines d’années.

Selon elle, une partie de la réponse se trouve peut-être dans deux approches alternatives à la justice pénale : la justice réparatrice, qui encourage les personnes contrevenantes à assumer les conséquences de leurs actions et à réparer les torts ou les dommages causés par un crime, et la justice transformatrice, qui vise une transformation des individus, mais aussi de la société dans laquelle prennent place les violences.

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VERS UNE NOUVELLE VAGUE?

Le 29 juin dernier, une publication prévenant les « abuseurs non-cancellés » qui auraient été « épargnés » par les vagues de 2017 et 2020 qu’une nouvelle vague est en train de se dessiner a suscité de vives réactions sur Instagram.

« Vos abus circulent, sont sus. Et quand y’a du monde qui sait pas, on s’arrange pour que ça se sache. Vous pourrez pas nous poursuivre pour diffamation, parce qu’on ne laisse pas de trace. Vous saurez jamais qui a parlé, parce qu’on parle toutes d’une seule voix », peut-on y lire.

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Il serait toutefois faux de croire que les personnes qui participent à cette nouvelle vague de dénonciations sont à l’abri d’accusations en diffamation. « C’est sûr que si on fait une campagne de salissage sur la place publique, les dommages seront plus importants que si on porte atteinte à la réputation de quelqu’un dans son milieu de travail, dans son cercle social », nuance Me Sophie Gagnon. « Par contre, on peut quand même parler d’atteinte à la réputation, même si les propos sont répandus dans un cercle plus limité. Souvent, c’est une dimension de la diffamation qui est méconnue et importante à saisir. »

Elle souligne également que, contrairement à ce que plusieurs pourraient croire, la diffamation ne se limite pas qu’aux mensonges : il est aussi possible de porter atteinte à la réputation de quelqu’un en répandant des informations véridiques.

« Ce qu’on a vu, chez Juripop, c’est qu’on n’est jamais à l’abri d’une mise en demeure ou d’une poursuite en diffamation pour faire peur », ajoute-t-elle.

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Dans un climat où la vérité et la réputation s’affrontent, une chose est sûre : la soif de justice demeure. Qu’elle s’exprime devant les tribunaux, sur Instagram, ou « dans une conversation de salle de bain », elle continue de chercher sa voie. Si les deux premières vagues de #MoiAussi ont provoqué d’importants changements dans la société québécoise, reste à voir si une troisième permettra d’étancher la soif des victimes.

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