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Cinémas Guzzo, dernier acte

Ce qu’il reste des Méga-Plex.

Par
Jean Bourbeau
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Nosferatu. 21h00, Méga-Plex du Marché central. Le commis à l’accueil, au pic de la nonchalance adolescente, déchire mon billet sans lever les yeux. Je plisse les miens : la lumière est si faible que son visage n’est qu’une ombre. Derrière lui, l’endroit semble figé dans une étrange obscurité, comme un grand bal lugubre, sans musique ni danseur.

Le hall est désert. Avant même que le film commence, j’ai l’impression d’entrer dans le château du comte Orlock.

L’atmosphère fascine, mais pour les mauvaises raisons. Finis les rires d’enfants, les premières dates. Le lieu semble abandonné à son sort. L’arcade n’est plus qu’un cimetière de machines éventrées, dépouillées de leurs précieux organes.

Au comptoir, les employés discutent entre eux, indifférents aux rares spectateurs errants.

La projection débute. Des silhouettes éparses assistent, silencieuses, à ce qui ressemble à une veillée funèbre.

En sortant, je prends une photo de cette ambiance gothique. Hommage à l’original de Murnau, clin d’œil à l’expressionnisme allemand. Une petite voix murmure que c’est la dernière fois que je pourrai croquer pareille scène.

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Quelques jours plus tard, la nouvelle tombe : le cinéma ferme pour de bon. Rideau.

Chronique d’une chute annoncée

RIP au Méga-Plex du Marché central, à celui de Saint-Jean-sur-Richelieu et, depuis décembre, à l’adresse de Dollard-des-Ormeaux. Trois temples du grand écran avalés par la tourmente. Mais qu’en est-il des autres Guzzo? Comment survivent-ils?

Sur les ondes de QUB Radio la semaine dernière, Vincenzo Guzzo, dragon-PDG flamboyant, jurait que ses sept derniers Méga-Plex restaient rentables et ouverts. Et pourtant.

Symbole du cinéma grand public dans la région métropolitaine depuis un demi-siècle, les salles Guzzo sont aujourd’hui au bord du précipice.

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Acculée par une dette de 108 millions de dollars, la chaîne pourrait voir ses 131 salles disparaître, suivant la recommandation du syndic — un séisme qui menace 500 emplois et secoue l’écosystème cinématographique montréalais.

Les nostalgiques se rappelleront l’âge d’or des multiplexes populaires où l’on célébrait son anniversaire, mais pour bien des cinéphiles, Guzzo a depuis longtemps perdu la bataille de l’expérience face à ses concurrents.

Puis, coup de théâtre cette semaine : un prêteur alternatif accorde un sursis inespéré avec un prêt intérimaire de 90 millions sur neuf mois, suffisant pour maintenir les opérations à flot. Une bouée de sauvetage qui soulève des questions.

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Plutôt que de spéculer, j’ai décidé de pousser les portes de trois cinémas encore ouverts, pour constater moi-même ce qu’il reste du rêve avec un grand G.

Méga-Plex Pont-Viau 16

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Je descends du bus dans un Laval balayé par des rafales polaires. En voyant la scène, mon cœur de cinéphile se serre. La façade du cinéma est en lambeaux : marquises calcinées, lettres amputées, logo défiguré. Une ambiance tchernobylesque de fin du monde, accentuée par le vent qui siffle dans l’énorme stationnement inoccupé.

Un amphithéâtre figé dans le temps, avec une affiche de Black Adam qui trône depuis l’automne 2022. Même scène, dit-on, à Terrebonne et Deux-Montagnes : plus de 120 semaines sans mise à jour.

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Devant les portes, un doute m’assaille : est-ce seulement ouvert? Finalement, oui. À l’intérieur, un hall désert où je croise une employée au poignet bandé. « Je me suis blessée en sortant les poubelles, lâche-t-elle, avant d’ajouter : Ah, pis juste pour que tu saches, y a pas de chauffage dans la salle. Ça te dérange pas? »

Pas de souci. J’avais lu quelque part que certaines salles avaient cessé de chauffer pour économiser. J’achète mon billet et plonge dans un décor tristement familier.

La cantine? Déserte.

Les arcades? En berne.

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Pas de Stock Car Challenge, pas de King Hammer, pas de Thrill Rider. Même les feuilles « hors d’usage » sont imprimées avec une encre à l’agonie. Les tamponneuses, elles, semblent parkées pour de bon.

Mais le pop corn tient bon, tiède et prêt à être servi. La machine à slush, elle, ne tourne plus.

À côté, un couple tente de récupérer un billet de 5 $ avalé par un échangeur à jetons capricieux. Dans les toilettes, des urinoirs sous sacs poubelle et des abreuvoirs condamnés complètent le tableau.

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Un billet pour Kraven, le chasseur. En français, en plus. C’est ça ou Sonic 3 et je n’ai pas vu les deux premiers. En entrant dans la salle, le froid saisit. Mon manteau reste sur mes épaules. Derrière moi, quelqu’un lance : « Crisse, y fait 5 degrés pis y a même pu de limonade! »

Le film débute avec 18 minutes de retard. Un spectateur a dû se lever pour aller chercher le projectionniste, qu’il affirme avoir vu « chiller en mangeant du pop corn derrière le comptoir ». Pas de bandes-annonces, rien. Juste un film qui démarre avec les lumières de la salle encore allumées.

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Quant au film, c’est une catastrophe. Une sorte de Marvel bestiaire débile, quelque part entre Balto et X-Men. Je sors de là le nez rouge, les pieds gelés et mon appétit cinéphilique loin d’être rassasié.

Voilà pour Pont-Viau, un cinéma qui s’effondre lentement, à l’image du réseau Guzzo.

Méga-Plex Lacordaire 16

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Dehors, le dôme du cinéma est recouvert d’une toile qui claque au vent. Déchirée par endroits, elle produit un son étrange, différent de Pont-Viau, mais tout aussi mélancolique.

Mardi soir, 20h. Six employés cherchant du boulot m’accueillent avec enthousiasme. Ici aussi, le hall d’entrée évanoui dégage un onirisme très lynchien.

Sans musique, seul le jeu d’arcade Space Invaders diffuse encore ses bips cosmiques, en écho aux vaisseaux suspendus au plafond. Il fut un temps où ces multiplexes distillaient un émerveillement enfantin, une magie naïve tout droit sortie des 90s. Ici, il ne reste que les vestiges d’un âge révolu.

Et pour un mardi des pauvres — ces soirées à tarif réduit où le cinéma accueillait jadis son lot de fidèles —, l’endroit est désespérément inhabité. Après une quinzaine de minutes de solitude, un couple entre et se dirige, espiègle, vers le jeu de basketball, l’un des rares encore en vie.

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La machine à slush fonctionne encore, mais oubliez les churros, pogos et queues de castor. Derrière le comptoir, on lave déjà la cuve à pop corn. Puis, des ombres émergent des salles. Une dizaine de spectateurs, tout au plus, par projection.

Jessica et Maika, la jeune vingtaine, sont venues dire adieu au cinéma de leur enfance. Un peu plus loin, la fin de Moana 2 crache quelques enfants, insufflant une brève chaleur.

J’entre dans ma salle. L’air y est moins glacial que la veille. Pas de quoi enlever son manteau, mais pas non plus au point de se souffler dans les mains. Un confort relatif, en ces temps d’austérité.

Mon choix s’arrête sur Flight Risk, en version originale. Un huis clos d’action à bord d’un avion. Mark Wahlberg en occupe l’affiche, c’est à peu près tout ce que je sais. L’alternative? Sonic 3, encore.

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Soyons honnêtes : à part Boogie Nights, The Fighter et The Departed, Wahlberg a surtout enchaîné les navets. Celui-ci ne fait pas exception. Seul dans la salle, je m’affranchis des conventions : je texte, j’étends mes jambes sur les sièges de devant… jusqu’à ce qu’un éclair de lucidité me frappe.

Rien ne me retient ici.

Alors, je me lève et je pars. Une première à vie.

Voilà pour Lacordaire.

Épiphénomène ou signe d’un déclin inéluctable?

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La disparition potentielle des cinémas Guzzo affectera-t-elle la cinéphilie montréalaise ou même la diffusion des films québécois? Pas vraiment, selon Francis Ouellette, directeur général de Funfilm Distribution, qui minimise l’impact.

« Les distributeurs québécois avaient, pour la plupart, cessé de considérer les Guzzo comme une alternative viable bien avant la pandémie. »

Selon lui, ce n’était pas tant une question de programmation que de gestion. « Programmer un film ou obtenir un simple rapport de box-office pour facturer… Rien n’était simple. Il fallait les relancer cinq ou six fois, attendre des mois avant d’être payé. Ça nous plaçait dans une posture de harcèlement. »

Francis estime que dans le milieu, tout le monde a une histoire du genre. « On passait l’éponge, parce qu’aux yeux des institutions, avoir un film dans le plus de salles possible, c’était bien vu. Mais en réalité, ça ne changeait rien : tu ne faisais pas d’argent avec Guzzo. »

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Et pour ceux qui disent que le cinéma québécois perd un vaste espace de rayonnement? « Ses cinémas jouaient en effet beaucoup de films québécois, mais personne n’y allait plus pour autant. »

Moins d’écrans, certes, mais est-ce réellement une perte, se demande le distributeur? Et qui, aujourd’hui, aurait les reins assez solides pour exploiter des multiplexes de 18 salles à 250 000 $ par mois en loyer? Il ne fait plus aucun doute que le multiplexe est une espèce en voie d’extinction.

« Le cinéma en salle n’a jamais retrouvé son élan d’avant la pandémie, déjà fragile à l’époque. C’est symbolique que ce soit son maillon le plus clinquant qui soit le premier à s’effondrer », nuance-t-il.

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Francis Ouellette souligne aussi un changement profond dans les habitudes de consommation : « Les gens vont de moins en moins au cinéma, tous genres confondus. Guzzo pourrait bien être le premier signe d’un basculement d’époque. »

Les causes du déclin sont multiples : streaming, inflation, etc. Mais aussi un phénomène plus profond : une société de plus en plus casanière. La spontanéité de quitter son chez-soi s’est effritée, remplacée par la commodité de la livraison et du visionnage à domicile sur Netflix, Apple, Disney+, Crave. Les options abondent.

Certaines salles trouvent encore leur place en se réinventant : espaces plus intimistes, atmosphère art house, projections en compagnie de l’équipe, rétrospectives ou service VIP en La-Z-Boy. Mais l’idée d’un cinéma grand public, accessible à tous, dans ces panthéons du divertissement de masse? Elle semble s’éloigner.

Méga-Plex Taschereau 18

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Je ne sais pas exactement où je me trouve sur la Rive-Sud. Sur le boulevard Taschereau, tout se confond : une succession de restaurants clonés, séparés par d’immenses parkings. Mais me voilà devant le cinéma.

La façade, marquée par le temps, affiche elle aussi son lot d’ampoules grillées et de graffitis sous la marquise. Pourtant, à l’intérieur, surprise : ce n’est pas le décor lugubre auquel je m’attendais. Mieux encore, une file s’allonge devant la cantine. Une poignée de cinéphiles, fidèles au poste, prêts à se beurrer les doigts. De la vie, enfin.

Parce qu’un cinéma, ce n’est pas qu’un grand écran et un bon système de son. C’est aussi un rituel collectif, une communion dans la pénombre. Après deux soirées passées dans des salles fantomatiques, retrouver une maigre foule a quelque chose de réconfortant.

Ma voisine de file commande des churros. Magie! La friteuse fonctionne. Une pâtisserie à saveur d’espoir.

Même l’arcade tient bon, du moins un peu plus que les autres.

J’opte pour Wolf Man : un film d’horreur planté quelque part dans l’Ouest sauvage, entre fable sur la parentalité et mythe du loup-garou. C’était sans aucun doute mieux que mes deux dernières vues… et toujours préférable à Sonic 3.

Nous étions cinq dans la salle, mais l’expérience reste honnête, le service chaleureux malgré la lente agonie des lieux. Je m’adresse à un employé, un hoodie sous son t-shirt Guzzo, qui passe le balai, pour savoir si cet espace de travail n’est pas trop démoralisant. « Les heures passent pas vite, c’est vrai, mais j’aime juste ça, travailler dans un cinéma », répond-il avec une douce candeur.

Le verdict est clair : ce n’est pas le 7e art qui est menacé, mais plutôt l’ère des salles grand public qui s’écroule, emportant avec elle une odeur de beurre rappelant le cinéma de nos enfances.