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Chute mortelle à Shawinigan : apprendre à vivre sans Victoria

Les sœurs de l’adolescente décédée dans l'usine Belgo abandonnée veulent sensibiliser face aux dangers de l’urbex.

Par
Hugo Meunier
Hugo Meunier
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« Enterrer sa petite sœur de 15 ans, c’est pas normal. Je ne sais pas si on va s’en remettre un jour, mais on apprend à vivre avec. »

Kelly Nobert et Ariane Dessureault ont perdu leur petite sœur Victoria Jacob en avril dernier.

L’adolescente de 15 ans a fait une chute mortelle d’une tour de béton munie d’un silo sur le terrain abandonné de l’ancienne papetière Belgo, à Shawinigan. Un drame terrible pour la famille tricotée serrée de Victoria, qui tente depuis bientôt trois mois de donner un sens à ce qui n’en a pas.

Un drame sans réel coupable, où tout le monde se renvoie un peu la balle.

Victoria Jacob, décédée à 15 ans.
Victoria Jacob, décédée à 15 ans.
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D’une part, le maire de Shawinigan exhorte les parents à tenir leurs enfants loin des sites abandonnés, invite la police à donner des contraventions et interpelle le ministère de l’Environnement, responsable de nettoyer le site.

De son côté, le ministère de l’Environnement rejette toute responsabilité en ce qui concerne la sécurité du terrain, qui appartient à un syndic depuis la faillite d’une entreprise qui devait le décontaminer en 2001.

Et au milieu de tout ça, il y a une famille éplorée, qui a au moins le courage de regarder la réalité en face. « Oui, elle (Victoria) a sa part de responsabilité, mais à 15 ans, peut-on vraiment la blâmer? », demande Kelly Nobert, sœur aînée de cette famille de cinq enfants (quatre filles, un garçon), dont Victoria était la cadette.

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Elle et sa sœur Ariane m’ont donné rendez-vous dans un café de Trois-Rivières, près de l’hôpital où Kelly travaille. Ariane s’est pointée avec ses enfants, Livia et Jacob, adorables à croquer. Les petits jouent en retrait, pendant que les grandes personnes reviennent sur le triste événement.

Jacob demande parfois où est matante Victoria, trop petit pour comprendre qu’il ne la verra plus.

Forever 15, comme disent ses sœurs.

C’est la première fois que la famille accepte d’accorder une entrevue sur le malheur qui la frappe, d’abord par respect pour Victoria. « Notre sœur était réservée et tenait à sa vie privée. Elle n’aurait pas aimé être le centre de l’attention », souligne Kelly, qui a encore du mal à parler de sa petite sœur au passé.

C’est dans l’espoir de sensibiliser la population aux dangers auxquels s’exposent les adeptes d’exploration urbaine – ou « urbex » – que les sœurs ont consenti à me parler.

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Et comme le démontre notre dossier de la semaine, l’engouement pour ce phénomène – qui existe depuis longtemps – est exacerbé par les réseaux sociaux qui offrent une plateforme à ces vidéos mettant en scène de jeunes téméraires n’ayant pas froid aux yeux.

Parce que tout part de là.

Victoria n’avait qu’à marcher quelques minutes pour accéder facilement au site abandonné de la Belgo, située juste derrière chez elle. Pour des jeunes en mal de sensations fortes, il s’agit du terrain de jeu idéal.

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« C’est très invitant pour une enfant de 15 ans qui se croit immortelle », admet Kelly, qui admet avoir aussi fréquenté le site dans sa jeunesse, quand elle était en quête d’adrénaline.

Au sujet du sang-froid de Victoria, Ariane opine énergiquement de la tête. « Elle était très exploratrice et curieuse. De ce qu’on a su, elle y allait souvent avec notre frère, mais on ne saura jamais à quelle fréquence… »

Célébrer sa vie au lieu de pleurer sa mort

Dimanche dernier avait lieu une cérémonie rendant hommage à Victoria, celle-ci ayant surtout pour but d’aider les amis de l’adolescente à faire leur deuil.

« On a fait ça dans un refuge animal, parce que j’ai toujours dit qu’elle préférait les animaux aux humains », sourit Ariane, avant de sermonner ses enfants qui s’aventurent un peu trop près de la rue.

« On voulait célébrer sa vie et non pleurer sa mort. Finalement, on a fait les deux », renchérit Kelly, qui a du mal à dire si la mort de Victoria aura au moins sensibilisé les jeunes de la région qui s’aventurent à la Belgo.

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« Je l’espère, mais à cet âge, tu penses que les accidents, ça n’arrive qu’aux autres », soupire l’aîné.

Cette dernière attendait d’ailleurs la cérémonie de dimanche avant de se consacrer plus sérieusement au dossier, dans l’espoir de faire bouger les choses.

Kelly Nobert, soeur aînée de la famille.
Kelly Nobert, soeur aînée de la famille.

Son but serait d’attirer l’attention des parents et des villes aux risques liés à l’urbex et au manque de sécurité entourant certains sites, dont la Belgo.

« C’est aussi une occasion de parler d’un autre problème : les jeunes n’ont rien à faire dans une ville comme Shawinigan », estime Kelly.

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Sur ce point, la mort de Victoria n’a rien changé et le site est encore facilement accessible. De hautes clôtures entravent les entrées principales et longent le site sur une bonne portion du boulevard Pie-XII, mais un bref détour suffit pour se faufiler à l’intérieur.

« Il y a des puits profonds remplis d’eau et je ne comprends pas pourquoi une échelle était à portée de main et a permis à Victoria de grimper facilement en haut d’une tour », déplore l’aînée, qui travaille comme infirmière à l’hôpital Saint-Joseph.

En plus de pleurer la disparition de Victoria, les sœurs déplorent plusieurs commentaires blessants sur les réseaux sociaux, dans lesquels on blâme les parents ou félicite la sélection naturelle.

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C’est Ariane qui a vu ces méchancetés passer, surtout sur TikTok. « Les gens oublient qu’il y a des humains derrière ça. C’est pour ça que j’ai décidé d’écrire un message sur Facebook, afin de passer un message aux gens qui laissent ces commentaires désobligeants », explique Kelly.

Dans ce message partagé près de 2000 fois, l’aînée qualifie de « faille dans la sécurité publique » l’accès aussi peu contrôlé au site de l’usine fermée depuis 2008.

« J’ai l’impression que c’est pas 100% réel »

En attendant des mesures concrètes pour sécuriser les lieux, Kelly et Ariane doivent apprendre à vivre sans leur petite sœur adorée, une fonceuse qui avait toute la vie devant elle. « On était comme les deux doigts de la main. J’ai encore l’impression que c’est pas 100 % réel, qu’elle est juste en voyage », confie Ariane, qui se trouvait d’ailleurs avec Victoria, la veille de l’accident. « J’avais eu une journée difficile et j’avais pas envie de faire à souper. Je l’ai appelée pour l’inviter au McDo. Je riais d’elle parce qu’elle avait eu de la misère à faire un oral en anglais… »

Kelly, sa soeur Ariane et les deux enfants de cette dernière.
Kelly, sa soeur Ariane et les deux enfants de cette dernière.
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Kelly ajoute que sa petite sœur n’était pas très motivée à l’école, mais que ça avait changé depuis qu’elle avait trouvé un programme en Techniques équines au Cégep de La Pocatière. « Elle était très excitée d’y aller. Elle voulait s’y installer seule et se débrouiller », souligne l’aînée, qui a vu sa sœur pour la dernière fois deux semaines avant son décès. « On avait jasé de plein d’affaires : les garçons, les partys, la drogue. J’ai pas pensé à la sensibiliser sur les dangers de l’urbex », se désole Kelly.

Avant de rencontrer les sœurs, j’ai profité de la matinée pour faire moi-même un saut à l’usine Belgo, située à une quarantaine de kilomètres de Trois-Rivières.

D’emblée, j’ai été impressionné par l’ampleur du site, en plus de n’avoir aucun mal à imaginer son attrait pour les ados du coin.

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De l’autre côté d’un ponceau menant à une entrée, des dizaines de toutous, fleurs et messages adressés à Victoria sont suspendus à une clôture.

Des mots à fendre l’âme, écrits par des amies trop jeunes pour vivre une telle perte. « Le plus dur quand on vient de perdre un être qui nous était cher, c’est de continuer à vivre sans elle », écrit notamment l’une d’elles.

Parce que Victoria, elle, sera à jamais cette ado téméraire de 15 ans qui a vécu quelque chose qui n’arrive qu’aux autres.