C’était une soirée d’été et de vin rouge à relaxer avec mon amie. J’admire cette amie-là pour plein de raisons : son sarcasme toujours on point, ses bas toujours flamboyants, son regard toujours avisé.
On était sur les dernières gouttes de nos coupes ballon qu’on avait vidées en discutant de la vague de dénonciations qui venait d’inonder nos réseaux sociaux. La vague qui nous avait revolé en pleine face et qui nous confrontait à notre propre vécu. En fixant ses bas lilas scintillants, mon amie m’écoutait raconter une histoire personnelle. Pleine de bienveillance, elle a fini par me demander:
«Penses-tu que le fait de te convaincre que t’étais une exception dans la vie de ce gars-là pourrait t’empêcher d’assumer que c’était une agression?»
Cette question-là ou un uppercut, même combat. Un uppercut bienveillant, mais qui fesse pareil.
C’est là que j’ai réalisé que moi aussi, je me bornais à prendre plein de détours psychologiques pour éviter de nommer que j’étais une survivante d’agression sexuelle. La conversation de balcon avec mon amie a été le point de départ de ma démarche judiciaire pour dénoncer les violences à caractère sexuel que j’ai vécues.
Ce processus-là ou un saut dans le vide, même combat.
Je n’avais aucune idée de ce dans quoi je m’embarquais. La réalité, c’est qu’on entend peu de concret sur le système judiciaire en place en matière d’agression sexuelle. Souvent, on focalise notre attention sur l’issu du procès et non sur le processus. Ça représente quoi, vraiment, porter plainte pour une infraction à caractère sexuel? Par quoi on passe comme étapes, comme émotions?
Parce qu’un moment donné, il faut que le brouillard autour de ce système-là s’éclaircisse un peu, je vais vous raconter comment ça s’est passé pour moi, OK?
OK.
Bon.
D’abord, je veux juste mettre au clair deux choses que je ne veux PAS faire avec cette chronique. De un : faire le procès de mon agresseur en vous détaillant mon agression. De deux : prétendre que mon cheminement personnel et mon processus de dénonciation représentent ceux de tous.tes les survivant.es d’agression.
Maintenant que c’est dit, j’y vais.
Dans la dernière année, ça s’est fait aller le commentaire au sujet des survivant.es d’agression sexuelle. Si vous avez lu un peu là-dessus, vous connaissez la chanson :
«Elles devraient passer par le système de justice.»
«Le système est pourri et protège les agresseurs.»
«Pourquoi avoir attendu si longtemps avant de dénoncer?»
J’ai attendu plus de 10 ans avant de porter plainte. Pourquoi avoir attendu si longtemps? Je dirais par instinct de survie.
Premièrement, on ne dénonce pas une agression sexuelle comme on dénonce un vol de voiture. Les implications psychologiques et émotionnelles sont largement plus importantes dans le cas d’un abus sexuel. Je SAIS que ça a l’air élémentaire, mais je le rappelle quand même, au cas où. Moi, mon agression m’a fait me sentir profondément conne pendant longtemps. J’ai vécu de la honte que ça me soit arrivé. Je pensais que c’était ma faute. Ce secret m’a isolée de mes proches. Pour se lancer dans une démarche judiciaire, il faut un minimum d’estime personnelle — ce que je n’avais pratiquement plus. J’ai dû travailler pendant des années pour me reconstruire.
J’ai attendu plus de 10 ans avant de porter plainte. Pourquoi avoir attendu si longtemps? Je dirais par instinct de survie.
À cause du caractère intime du crime lui-même, les témoins de l’abus sexuel se limitent généralement à la victime et à son agresseur. La personne survivante se retrouve donc à devoir tout faire elle-même : survivre à son agression, gérer tout ce qui se passe en elle et autour d’elle à cause de cet événement, analyser la situation avec du recul, comprendre qu’il s’agit d’un abus et surtout, l’accepter. Accepter, ça a l’air bien simple de même, mais moi, c’est ce qui m’a pris le plus de temps.
Face à un traumatisme, l’humain cherche presque toujours à faire une chose : survivre. Dans le cas d’une personne qui subit une agression sexuelle, les stratégies psychologiques de survie sont variées. La plupart du temps, la personne va tenter de nier, d’amoindrir ou de prendre une part du blâme de ce qui est arrivé plutôt que d’accepter qu’on a attenté à son intégrité. Parce que c’est ça qui est volé : l’intégrité de la personne.
Moi, j’ai fait ça. Tout ça : amoindrir, nier, prendre une partie du blâme. Sur le coup, c’était beaucoup plus facile à soutenir émotionnellement et mentalement de me dire que je n’avais pas vraiment vécu une agression. Que c’était spécial, que j’étais une exception, que c’était peut-être de l’amour, dans le fond. Même si j’étais mineure, que mon agresseur était plus que majeur et qu’il était en position d’autorité. J’essayais juste de survivre. Et j’ai réussi, j’ai survécu.
C’est juste que le combat ne s’arrête pas là : il y a une différence entre «survivre» et «vivre». Une fois que tu as survécu, ça se peut que juste vivre devienne plus ardu. Le pouvoir du déni a ses limites et, d’une manière ou d’une autre, ton subconscient ramène la vérité à la surface. Dans mon cas, la chute drastique de mon estime personnelle m’a amené plusieurs conséquences psychologiques peu banales, dont un trouble d’anxiété.
En résumé : à court terme, une personne victime d’une agression sexuelle essaie de survivre, mais les stratégies de survie qu’elle développe ne sont pas nécessairement vivables à long terme. Il faut déconstruire certaines de ces stratégies pour être capable d’analyser la situation d’abus et de l’accepter.
On s’entend que c’est pas si simple.
C’est entre autres pour ça que c’est si long.
À ce point-ci, je veux vous dire que je vais bien. Ma vie va bien. Je suis vraiment privilégiée. Ce que j’ai vécu ne m’empêche pas de réussir — je trouve ça important de le dire. Ça a juste peut-être été plus long et définitivement plus dur.
Ce constat-là a plus de chances d’arriver quand on parle avec une personne bienveillante et outill ée pour gérer ce genre de situation. J’ai eu la chance que mon amie sarcastique aux bas lilas coche ces deux cases.
Ça prend beaucoup de travail et de courage pour se dire: je suis une survivante d’agression sexuelle. Des fois, ce constat-là t’apparaît clairement un soir de terrasse et de vin bio. En fait, je pense que ce constat-là a plus de chances d’arriver quand on parle avec une personne bienveillante et outillée pour gérer ce genre de situation. J’ai eu la chance que mon amie sarcastique aux bas lilas coche ces deux cases.
La semaine qui a suivi cette soirée-là, j’ai appelé au CALACS (Centre d’Aide et de Lutte contre les Agressions à Caractère Sexuel) de ma région pour parler à une intervenante.
C’est comme ça que j’ai entamé ma démarche juridique.
Bon, là, c’était une mise en bouche, mais je vous raconte la suite bientôt.
Vous la lirez, si ça vous tente, OK?
OK.
***
Une petite note : entre le moment où j’ai écrit cette chronique et le moment de sa publication, j’ai pris connaissance de la démarche documentaire de Léa Clermont-Dion. Si les motivations derrière nos démarches respectives sont semblables, le traitement qui en est fait est différent et même complémentaire à mon sens. Aussi : plus on va en parler, le mieux ça va être, non?
*L’autrice a rédigé cette série sous un pseudonyme. La démarche et les événements décrits reflètent toutefois fidèlement son expérience.