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Chronique d’une misère ordinaire

À Verdun, les plus démuni·e·s peinent à garder leur logement.

Par
Sarah-Florence Benjamin
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Iels étaient une trentaine rassemblé·e·s dans la chaleur déjà suffocante de ce jeudi matin caniculaire sur une petite rue de Verdun Est. L’appel avait été lancé la veille par le Comité d’action des citoyennes et citoyens de Verdun (CACV): le 26 août, à 10 h, aurait lieu l’expulsion d’une locataire du bloc. L’opération est légale et dans le droit du propriétaire, un huissier avait été appelé. Pourtant, le comité logement et les citoyen·ne·s se sont rendu·e·s sur place pour manifester, signifier leur désaccord et leur indignation. Sur les lieux, il était difficile de comprendre comment un tel drame humain peut être toléré. Voici le récit d’un évènement qui se répète dans les quartiers en voie de gentrification.

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une question de contexte

26 août 2021, Verdun. La locataire expulsée ne souhaite pas s’entretenir avec les médias. Margot Silvestro, organisatrice communautaire du CACV nous explique alors la situation. Elle est en défaut de paiement depuis plusieurs mois, le propriétaire est dans son plein droit. On parle alors ici d’expulsion et non d’éviction, qui désigne la reprise d’un logement par un·e propriétaire pour rénovation, agrandissement ou changement en local pour les commerces. « Même si l’expulsion est en règle, il faut qu’on se questionne sur le contexte qui fait qu’on en est là aujourd’hui » nous dit Mme Silvestro. Il faut savoir que le bâtiment, où on trouve principalement des studios aux loyers peu élevés, est très près de l’hôpital Douglas. Beaucoup de personnes à faible revenu et ayant des problèmes de santé mentale y habitent.

«Aucun déménageur n’aurait voulu y toucher, alors ça va à la poubelle.»

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Selon Louise Constantin, présidente du conseil d’administration du CACV « c’est le 10e départ dans ce bâtiment de trente logements dans la dernière année ». Une courte recherche sur le registre foncier du Québec nous informe que le groupe Banvest, une entreprise d’immobilier, est propriétaire de l’immeuble. Les locataires qui vivent encore dans le bloc affirment n’avoir jamais vu de représentant·e de l’entreprise et ne pas avoir réussi à la joindre depuis un an. Lorsque nous avons voulu obtenir les commentaires de son président, M. Martin Banoon, on nous a indiqué que ce dernier préférait ne pas répondre à nos questions.

À 10 h 45, on s’affaire à mettre aux poubelles les meubles et les possessions de la locataire. « Aucun déménageur n’aurait voulu y toucher, alors ça va à la poubelle », explique Margot Silvestro. On a suggéré à la personne expulsée de garder seulement un sac avec tous ses papiers importants. Tout le reste est contaminé par la vermine. Margot nous pointe les poubelles, elles n’ont pas été mises au chemin depuis près d’un an. Selon les témoignages recueillis sur place, on nous dit que la personne mandatée par le propriétaire pour s’acquitter de cette tâche ne s’en est tout simplement pas occupée.

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Cohabiter avec les coquerelles

Jules Thériault habitait un demi-sous-sol, il a maintenant déménagé à l’étage. Quiconque poserait les yeux sur les lieux où il résidait auparavant comprendrait pourquoi. Fenêtres cassées, planchers ouverts, mouches, déjections de rongeurs, verre cassé sur le sol, l’entretien du bâtiment est déplorable. Un pas dans l’ancien appartement de Monsieur Thériault et on fait rapidement connaissance avec l’infestation de coquerelles qui sévit dans tous les meubles, électroménagers et coins sombres de la pièce.

«La toilette a cessé de fonctionner et ça a pris un an pour qu’on la remplace. Je devais aller aux toilettes dans l’appartement à côté.»

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« J’ai envoyé 2 lettres par courrier recommandé pour qu’on envoie un exterminateur. Je n’ai jamais eu de réponse » raconte M. Thériault. Les rongeurs ont fini par gruger complètement le fil de son frigo, maintenant complètement infesté de bestioles. De retour dans son appartement actuel, l’homme me montre alors sa toilette, toute neuve. « La toilette a cessé de fonctionner et ça a pris un an pour qu’on la remplace. Je devais aller aux toilettes dans l’appartement à côté ».

Excédé, Jules Thériault dit avoir décidé de cesser de payer son loyer en septembre 2020. Après 5 mois, il a reçu une lettre de la cour pour non-paiement de loyer. « J’ai pris un avocat qui m’a suggéré de payer les 5 mois. On a ensuite demandé une diminution de loyer de 20 % et 5000 $ pour des dommages moraux. Lorsque nous nous sommes présentés devant la juge, elle a décrété que ça ne serait pas 20 %, mais 100 % ! » Le locataire attend cependant toujours des nouvelles du tribunal du logement, son audience de juin ayant été reportée.

«Les loyers ont tellement augmenté dans le quartier, je ne peux plus rien me payer seule.»

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Debbie Lajoie, elle, a plutôt décidé de quitter le bloc-appartement après y avoir habité 8 ans. L’état des lieux l’a poussé vers la sortie, nous dit-elle alors que nous poursuivons la visite des lieux « Il n’y a plus de lumière dans les couloirs ou dans les escaliers, c’est très dangereux quand il fait noir. » Elle raconte également que les appartements vides avaient été laissés déverrouillés et à l’abandon. « Il y a des squatteurs qui entrent et qui s’installent, les appartements sont pleins d’excréments et d’urine. »

Debbie Lajoie
Debbie Lajoie
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Mme Lajoie habite maintenant avec son frère : « Les loyers ont tellement augmenté dans le quartier, je ne peux plus rien me payer seule. » Elle souhaite néanmoins demeurer près de l’hôpital, où elle suit des traitements pour ses jambes.

Un embourgeoisement galopant

Francis Waddell est Verdunois depuis 10 ans. Observant les effets de la gentrification sur son quartier, il est venu appuyer les locataires et les manifestant·e·s. « Il y a sûrement des gens qui se réjouissent de voir ce genre de maison de chambre disparaître. Mais on expulse ces gens-là pour qu’iels aillent où ? » Il se désole de voir la mixité sociale de Verdun s’effriter dans les dernières années.

«Ça va faire de beaux studios pour des yuppies, ça»

« À Verdun, on est aux prises avec des gens extrêmement riches qui vivent au-dessus de la côte, qui descendent acheter des blocs en dessous de la valeur du marché, qui sortent tout le monde et qui le remettent à la valeur du marché », expose Margot Silvestro. Une vingtaine des dossiers de locataires de l’organisatrice communautaire concerne les mêmes 3 propriétaires.

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Il faut dire que le bloc est bien situé, tout près du métro, de la rue Wellington, de la plage et des hôpitaux, on peut comprendre l’attrait qu’il représente pour des intérêts immobiliers, « Ça va faire de beaux studios pour des yuppies, ça », résume Mme Silvestro.

Selon ses rapports 2020-2021, le CACV a reçu 85 appels pour des rénovictions. Pour 2019-2020, iels en avaient reçu 5. « Les gens sont sur les nerfs, on nous appelle maintenant dès que le bâtiment est vendu », explique Margot Silvestro.

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Mais iels ne baissent pas les bras pour autant. « On va se faire entendre et montrer à ces compagnies qu’elles ne font pas la loi et qu’on ne va pas tolérer leurs agissements », rappelle Louise Constantin. La locataire expulsée, elle, compte sur l’aide de travailleuses du TRAC (Travail de rue/action communautaire) pour ne pas se retrouver à la rue. Lorsque je demande à Margot Silvestro ce qui va se passer pour la locataire, elle ne peut en être sûre : « Hier, tous les refuges pour femmes étaient pleins. Avec la fin des mesures d’urgence du 1er juillet, y’en aura pas de facile. »

Légales ou non, on peut parier que bon nombre de ces expulsions anonymes camouflent autant de drames humains.

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Mise à jour – septembre 2021 : la version originale de ce texte a été modifiée pour préciser la distinction entre éviction et expulsion d’un.e locataire.