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Choisir la sobriété quand on travaille dans un bar
Jérôme Laflamme, directeur de la Taverne Marion, a manqué un souper de famille de trop l’année dernière. C’était à Noël.
« Dans le jargon du métier, on dit “alcoolique fonctionnel”. Tu peux faire ça toute ta vie », dit-il en parlant de son passé, fort de vingt ans dans l’industrie du nightlife.
« J’ai eu ma période festive, surtout après mes quarts de travail », raconte-t-il. Il se souvient de ces fameux afters, où il continuait de boire avec ses collègues une fois l’établissement fermé. « C’est le stress qui tombe, mais c’est aussi la camaraderie. Pis ça finit jamais… »
Des problèmes de dépendance à l’alcool peuvent vite s’immiscer dans la vie de ceux et celles qui travaillent dans les bars. Mais rester sobre, dans cet univers, c’est possible. Cinq bartenders en témoignent.
« SI J’AVAIS PAS ARRÊTÉ, JE SERAIS MORTE AUJOURD’HUI »
Nicole Cournoyer s’est réveillée à l’hôpital, un vendredi de mai 2006, sans aucun souvenir de ce qui l’avait conduite là.
La veille, elle avait « payé la traite » à ses clients, après avoir fini son quart de travail au bar. Tout le monde avait voulu lui rendre la pareille à coup de verres de porto, sa boisson préférée.
Cette soirée-là, Nicole a bu près de deux litres de porto.
On l’a réanimée une première fois dans une ambulance, puis une deuxième fois à l’hôpital. Après cinq heures dans le coma, elle a finalement repris conscience.
« J’ai plus jamais bu. J’ai plus jamais eu soif », affirme la femme de 64 ans, toujours derrière un bar après près de 50 ans de métier.
« J’ai commencé par la boisson. Dans la vingtaine, j’ai connu la cocaïne. J’ai fait quatre ou cinq thérapies, pis ça marchait jamais. Jusqu’à ce qu’il m’arrive cette affaire-là. »
Dans l’année suivant cette soirée, un de ses clients réguliers, un dénommé Alain, lui a offert un verre de porto. Lorsqu’elle lui a répondu qu’elle avait arrêté de boire, il a insisté. Après un nouveau refus, il a fini par lâcher : « Elle a assez une tête de cochon qu’elle n’en reprendra plus jamais! »
« Quand j’ai eu le goût de flancher ou que le monde m’offrait [de la boisson], je pensais à Alain. Je me disais : “j’peux pas le décevoir.” »
Près de 20 ans plus tard, Alain est toujours le client de Nicole. « J’y dit souvent : “Si j’t’encore sobre, c’est grâce à toi.” »
Elle estime que c’est sa sobriété qui lui permet de perdurer dans le métier. Et de rester en vie. « Si j’avais pas arrêté, je serais morte aujourd’hui. J’en suis sûre. »
LA NOUVELLE VIE DE JÉRÔME
« Hier, j’ai fêté mes 9 mois de sobriété », confie fièrement Jérôme Laflamme, tout sourire derrière son bar situé dans Centre-Sud.
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Le quarantenaire l’affirme sans détour : depuis qu’il a cessé de boire, sa vie a « explosé ». « Je prends soin de moi. J’ai perdu 30 livres, je m’entraîne, je me suis inscrit à un marathon, je vois ma famille, j’ai des projets. Toute la fatigue que j’accumulais, ben elle n’est plus là. Tout l’argent [que je dépensais], ben il est là. »
« Au début, ce qui a été le plus dur, ça a été de refuser le premier shot. C’est comme la première page d’un livre. C’est comme ça que ça commence », raconte-t-il.
C’était du whisky, il s’en souvient.
Rempli de doutes, Jérôme craignait d’être trop exposé aux tentations à son travail. Alors, il a pris les choses un jour à la fois. Ce qui devait être au départ une simple pause d’une semaine s’est transformé en deux semaines, puis un mois. Maintenant, Jérôme est déterminé à continuer. Il souhaite perdurer dans ce métier qu’il adore, et sa sobriété va en ce sens. Aujourd’hui, il dit ne plus avoir de difficulté à refuser les shots qu’on lui offre.
Cesser de boire lui a aussi donné un regard nouveau sur ses clients. « Quand je vois quelqu’un qui est chaud, je vais être du genre à prendre soin de lui, parce que j’ai déjà été là. »
ÉLIANE N’A PAS ATTENDU DE FRAPPER UN MUR
« Le conseil que j’aurais à donner à quelqu’un qui veut arrêter [de boire], c’est de ne pas attendre de frapper un mur pis d’avoir une situation qui te fait dire : “j’ai pas le choix d’arrêter là”, pis de te retrouver dans le trouble dans ta vie personnelle, dans ton travail », lance Éliane Pellerin, 32 ans, barmaid au Turbo Haüs, un bar du Quartier latin.
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Ce mur, elle en a vu d’autres le frapper. Et ce n’est jamais beau à voir.
« Dans des moments où je faisais quatre ou cinq shifts par semaine, ça correspondait à autant de jours où je buvais », se souvient-elle. Depuis une décennie, elle navigue entre les bars et les salles de spectacle. À travers les années, elle a essayé à plusieurs reprises de prendre des pauses de l’alcool.
« À chaque fois que je recommençais à boire, c’était au travail », raconte-t-elle.
La visite d’un collègue qu’elle n’avait pas vu depuis longtemps, une soirée tranquille à se tourner les pouces… « T’as tout le temps une occasion de recommencer. » Il y a deux mois, le timing était bon, et Éliane a saisi l’occasion pour tenter une fois de plus.
Aujourd’hui, elle enseigne aussi la psychologie au cégep. « Je garde un shift parce que j’aime encore beaucoup le travail de bar : rencontrer des gens, assister à des shows, la musique, l’ambiance », explique-t-elle.
Le fait d’être moins exposée à l’alcool lui a donné une longueur d’avance. « Je pensais que c’était le bon moment. Pis à date, ça fonctionne bien », dit-elle avec un sourire fier.
JAMA PRÉFÈRE LA COURSE
Tous les mardis à midi depuis trois ans, un groupe se rassemble devant le Coldroom, un speakeasy du Vieux-Montréal. Les lacets bien noués, les membres du Late Bird Running Club s’élancent pour leur course hebdomadaire.
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Derrière cette initiative, il y a Jama Joachim, gérant du Coldroom et du El Pequeño, ainsi que ses deux amis qui travaillent aussi dans les bars. Leur objectif? Rassembler leurs collègues de l’industrie de la restauration et des bars autour de la course et encourager un mode de vie plus sain. Difficile de courir cinq kilomètres après avoir bu la veille, souligne Jama.
« Ça nous a donné une ligne directrice, une structure. Le sport en général nous a aidés à maintenir le cap », dit celui qui fêtera bientôt ses 30 ans.
Il avait déjà cessé de boire durant ses quarts de travail, mais il y a un an, il a décidé d’arrêter complètement. Et bien s ûr, en tant que barman, il doit encore refuser des shots que lui offrent des clients. Certains lui passent des commentaires comme : « Comment ça, t’es bartender et tu bois pas? »
« Au début, ça me vexait, puis après [j’ai arrêté] d’expliquer. Mais je suis comme : tu vois pas ta caissière au IGA prendre un shot pendant son service. Pourquoi est-ce que tu assumes que moi, je vais le faire alors que je suis sur mon lieu de travail? »
FRANCIS ET LE DEUIL DU PLAISIR INTENSE
Francis Minville, 34 ans, est auteur-compositeur-interprète et guitariste. Toute sa vingtaine, il a évolué dans le milieu de la musique, où se sont installés des problèmes de dépendance.
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Il y a quelques années, il a commencé à travailler dans un bar. « Enfin, j’ai le droit! J’ai pas besoin de me cacher pour faire le party tous les soirs », se souvient-il de s’être dit. Le grand attrait du travail de bar : on n’a jamais vraiment l’impression de travailler.
Francis raconte qu’il buvait systématiquement durant tous ses quarts de travail. C’est toutefois « une fermeture bâclée de trop », après un shift arrosé, qui l’a mené à une suspension. Un arrêt forcé qui lui a fait comprendre qu’il était temps de prendre une pause de consommation. Ce qui a débuté comme un simple break de deux semaines s’est transformé en une aventure de plus de deux ans, à laquelle il n’a pas l’intention de mettre fin.
Dès le lendemain de sa décision, il a booké du temps en studio. « Je me suis dit : “c’est là que j’enregistre mes tounes, c’est là que ça se passe.” » Ces morceaux sont devenus le microalbum intitulé de me déverser dans une bouteille, issu de son projet musical Cette féroce envie.
Lorsqu’il a arrêté de boire, Francis surfait sur la vague du pink cloud, cette phase d’euphorie et d’optimisme intense que certains vivent au début de leur sobriété.
« Jusqu’à ce que tes problèmes te rattrapent… », nuance-t-il aujourd’hui.
Au travail, la pression des shooters offerts était bien présente. Francis l’a trouvée gossante, mais n’y a pas succombé.
Cependant, le musicien admet qu’il a toujours de la difficulté à composer avec le deuil du plaisir intense. « Ça m’a pris plus d’un an avant d’éprouver du plaisir pour les petites choses. »
S’il avait su à quel point ça serait difficile, Francis pense qu’il n’aurait peut-être pas eu le courage de se lancer. Et pourtant, il l’a fait.
Pour lui, comme pour Nicole, Jérôme, Éliane et Jama, arrêter de boire ne signifie pas renoncer à son métier. Il s’agit simplement de redéfinir sa place dans cet univers électrisant et animé, où l’on peut s’épanouir sans lever le coude.