Cher Vincent,
Je vous écris aujourd’hui parce que je me suis retrouvée dans un de vos établissements dernièrement et je me suis profondément questionnée sur le mandat de votre entreprise.
Sachez bien que je ne suis pas là pour vous détester ou vous dénigrer. Je suis foncièrement ahurie par mon expérience et j’imagine que j’ai besoin de réponses. D’éclaircissements. J’ai fouillé la toile avec une envie de découvrir votre histoire. Celle de votre entreprise. Vos idéologies. Vos aspirations. Un besoin de vous humaniser et de vous comprendre. Je sais pertinemment que nous sommes deux êtres complètement différents. Nos idées, nos histoires, notre compte de banque. Mais, ça, moi, j’aime ça. Rencontrer l’autre et essayer de le décortiquer ou du moins, le découvrir. Donc, j’ai scruté. J’ai découvert l’histoire fascinante de votre père et l’introduction de ses rêves des années 70. La description dans le « À propos » de votre compagnie et dans plusieurs sites d’affaires présente votre entreprise comme cela :
Les Cinémas Guzzo sont d’abord et avant tout une histoire de passion et de famille. Arrivé au Québec en 1967 en provenance d’Italie, M. Angelo Guzzo est l’un des pionniers des cinémas indépendants à salles multiples au Canada. Aujourd’hui, père et fils font équipe pour offrir aux cinéphiles ce qu’il y a de mieux en matière de cinéma.
Et puis là, j’ai eu un frisson dans le dos. Une tristesse. Comme un goût amer. Je repensais à mon expérience récente chez vous et je n’ai pas ressenti l’écho de cette description.
Aujourd’hui, père et fils font équipe pour offrir aux cinéphiles ce qu’il y a de mieux en matière de cinéma. Vraiment? Sincèrement? Ah bon. OK.
J’ai eu, dès les cinq premières minutes, l’impression de me soumettre à une épreuve pénible. Un défi.
Samedi dernier, je suis allée subir le film Unplanned. Oui, subir. J’ai eu, dès les cinq premières minutes, l’impression de me soumettre à une épreuve pénible. Un défi. Pourtant, j’étais bien accompagnée et mon popcorn régulier (qui était aussi énorme qu’une caisse de 24) était délicieux à souhait. Mais, le film, lui. Vincent…? Comment se fait-il que ce film soit projeté dans vos cinémas? Au-delà du scandale, de l’histoire extrêmement faussée et de la liberté d’expression. Comment se fait-il que ce péplum se soit retrouvé dans vos salles?
Il n’y a rien dans cette pellicule de 110 minutes (!) qui ressemble à du cinéma respectable et surtout pas de « mieux en matière de ». L’histoire est décousue. Le montage est maladroit. Le jeu d’acteur est volontaire et risiblement faux. La narration est mal mixée et très aléatoire. La direction photo est faible. L’aspect de divertissement est inexistant.
C’est long et c’est pas bon. Tout simplement.
Outre le fœtus chimérique qui se tortille d’effroi devant l’aspirateur fatal tenu par le méchant médecin.
Outre l’antiféminisme peu subtil et le paternalisme moralisateur. Comme une envie de vouloir rendre cette Abbey Johnson un personnage biblique de Marie-Madeleine. Ses aspirations, sa carrière, ses idées progressistes sont détruites l’une après l’autre par sa famille castratrice et son mari désespérément désespéré.
Outre les termes inappropriés et non éthiques tels que de nommer les patients en disant « clients ».
Et outre la propagande religieuse et conservatrice des compagnies de production Pure flix et Soli Deo Gloria.
Unplanned est un navet.
Un mauvais film.
Une insulte au cinéma et à votre public.
Donc, monsieur Guzzo, en quoi ce film méritait-il d’avoir cette vitrine? Le privilège d’être projeté dans cinq de vos plus grandes salles au Québec?
Le cinéma québécois et le cinéma d’auteur sont d’une richesse sans nom. Pourquoi « la femme de mon frère » est projeté que dans une seule de vos salles?
Pourquoi « Pour ceux qui ne me lisent pas » et « Genèse » dans aucune? Des films applaudis par la critique et qui brillent à l’international.
Dedans, y a même des acteurs connus et mainstream (comme vous aimez tant).
Oh. Oh. Oh.
Vincent, je vous vois venir avec votre argument de « s’ta cause y aura personne dans les salles, c’est trop niché comme proposition ».
Ouin… OK.
Sauf que samedi pour Unplanned dans la salle, nous étions neuf. Sept Sexagénaires blancs (cinq messieurs et deux mesdames), mon ami avec des idées et des couilles, et moi. Les projections d’avant et d’après étaient vides. Vides.
Alors, je vous redemande : pourquoi offrir ce film dans votre programmation?
Visiblement, vous ne vous êtes pas basé sur la qualité de « l’œuvre ».
Vous n’avez pas voulu donner à vos cinéphiles le nec plus ultra du cinéma.
Vous n’avez pas essayé d’être un leader pour l’excellence de votre entreprise.
J’ai l’impression que vous avez plutôt voulu créer du scandale et de la bisbille sur le dos (trop large) de la liberté d’expression. Je me demande vraiment si vous êtes conscient des conséquences et de l’impact de votre geste. Le problème, ce n’est pas nécessairement vous. Je ne vous fais pas porter le chapeau du coupable. C’est seulement que vos décisions de directeur artistique autoproclamé sont dangereuses. Vos actes peuvent influencer. La fiction est dommageable lorsqu’elle est subventionnée par des lobbys. Ce film s’amuse à rendre floue la ligne entre la fiction et la réalité. Ce n’est pas comme du Michael Moore. C’est du prosélytisme. Purement et distinctement.
Unplanned est un genre de téléfilm d’après-midi à TQS. (Oui, je dis TQS. Je descends aussi au métro Berri de Montigny pour aller au Metropolis.)
Unplanned est un genre de téléfilm d’après-midi à TQS. (Oui, je dis TQS. Je descends aussi au métro Berri de Montigny pour aller au Metropolis.) Par contre, grâce à Guzzo et Cineplex, la visibilité ce très long-métrage est immense. Beaucoup plus que celui qui joue à 15 h dans mon téléviseur. Ce film fourbe remet en question l’importance des cliniques de planification familiale et de santé sexuelle. Les adeptes de la campagne pro-vie « 40 days for life » souhaitent voir cette institution se détruire. J’ai reçu ces scènes avec énormément de découragement. Ces cliniques sont essentielles. Elles aident les familles en difficulté. Elles répondent à des milliers de questions. Ces pro-vie qui veulent voir les cliniques tomber sont aussi ceux qui mettent de la pression aux écoles et gouvernements pour abolir les cours d’éducation sexuelle. Nos jeunes se retrouvent dans un néant d’information et je pense fermement que c’est pernicieux. Ils ont le droit de savoir que le désir, ce n’est pas le mal. Que leur corps leur appartient. Que se masturber, c’est normal. Que c’est sain de se découvrir et décider par soi-même, et ce, en toute liberté.
On devrait leur dire d’acheter leurs préservatifs la tête haute. Être fier de vouloir se protéger et de ne pas vivre dans un tabou. Faire l’amour, c’est beau. C’est le fun. Et si ça ne l’est pas, ce n’est pas normal. Ça aussi, il faut le savoir, quand on est adolescent. Qu’on leur explique que le sexe, ce n’est pas un service qu’on rend. Que c’est le plus bel échange qui peut nous arriver. Que c’est précieux.
Je rêve qu’un jour, les femmes qui n’ont pas la force de devenir mères n’auront plus à traverser des couloirs de « Jésus lovers » qui hurlent la honte et la faiblesse. Où sont-ils, ces croyants, quand nos enfants naissent? Quand ils fuient la guerre. Quand ils sont rendus majeurs et sans ressources. Quand ils sont 1.7 million, ici, à être analphabètes. Quand nos enfants ont faim et froid, que font ces pro-vie devant la misère des vivants?
J’espère que nos filles ne mourront plus au bout de leur sang et de leur cintre. Je souhaite ardemment qu’Unplanned et que les hommes puissants ne feront pas reculer l’émancipation des femmes. Tout ce travail acharné pour moi, mes amies, votre fille. Tout ça semble, aujourd’hui, si fragile. Mon utérus n’est pas une chose. Ce n’est pas un divertissement. Ce n’est surtout pas une marchandise.
Cher Vincent, je suis certaine que vous saurez recevoir cette lettre comme une main tendue à la réflexion. Je n’ai pas la science infuse. Je n’ai pas la même portée que votre personne. Et, en tout respect, je trouve que votre parole est aussi libre d’exister que la mienne.
Votre pouvoir est grand et il me semble important de vous le rappeler. Votre famille fait partie de l’héritage de cette nation que je chéris tant. Votre père a créé les cinémas Guzzo avec une envie de faire progresser l’accessibilité du cinéma. Offrir cet art essentiel envers et contre tout. Le cinéma nous raconte et nous fait grandir. Alors, honorons-le. Célébrons-nous. Et grandissons ensemble.
Cordialement,
Ines Talbi
PS Pour vrai, votre popcorn devrait gagner un oscar de la bouche.