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Nous étions loin, et pourtant aux premières loges. À quelques clics d’une plongée dans ce flux ininterrompu où la nouvelle s’écrivait en direct. Quarante secondes après sa mise en ligne sur X, j’ai vu Charlie Kirk s’effondrer, la gorge ouverte, le sang jaillissant à l’écran. Une balle. La panique. Les téléphones cessent de filmer. Déjà, ce n’était plus un drame, mais une image, un fragment du réel arraché à la vie, vite recyclé en symbole, livré à la consommation planétaire.
Nous avons vu la même vidéo.
Qui était Charlie Kirk?
Il avait 31 ans. Commentateur politique, fervent chrétien, fondateur de Turning Point USA, il avait bâti en quelques années une organisation conservatrice devenue phare pour toute une génération de jeunes républicains. Figure aussi influente que controversée, il s’était imposé par son appui indéfectible à Donald Trump, ses attaques contre la gauche et sa défense intransigeante d’un conservatisme culturel et économique.
Sur scène comme en ligne, il semblait compter autant d’alliés que d’ennemis. Père de deux enfants, il affectionnait les débats sur les campus, où il aimait provoquer, séduire, convaincre. C’est précisément là qu’il a été abattu, sous les yeux d’une foule sidérée à l’Utah Valley University.
Et ce dernier mot, lâché au micro comme un verdict avant la fin : « violence ».
La mise en scène du réel
Le tireur est toujours en cavale. Aucun motif connu. Alors, que retenir d’un tel assassinat, sinon qu’il avait déjà quelque chose de politique?
Peut-être ceci : le frisson tapi au fond de nous s’est réveillé. Il n’avait jamais disparu. Il rôde, partout, comme un obscur objet de désir. En quoi peut-il devenir une clé de lecture?
Le philosophe Jean Baudrillard l’avait écrit au lendemain du 11 septembre, dont on commémore aujourd’hui le funeste anniversaire : « Nous ne vivons plus l’histoire, nous en contemplons la mise en scène ». L’acte terroriste est « l’événement absolu », disait-il, celui qui échappe à toute interprétation. Son but n’est pas seulement de tuer, mais de provoquer la sidération, de produire un excès de réel qui finit par nous engloutir.
La balle qui a fauché Kirk n’a pas seulement traversé son cou : elle a traversé l’écran, abolissant la distance qui nous protégeait. Et pourtant, à force de revenir, l’événement ne fait plus drame. Ne demeure alors que la jouissance de sa prolifération.
Le déclin comme spectacle
Car il faut sonder l’inavouable : nous attendions ce moment. Depuis des années, l’Amérique vit sous la menace sourde de sa propre implosion, et elle s’en nourrit. Chaque sortie de Trump, chaque fusillade de masse, chaque attentat déjoué ajoute une pierre à l’édifice invisible du désastre américain. Alors, quand la balle est partie, chacun a senti, au creux de son ventre, que l’image n’était pas une surprise, mais presque familière, inévitable.
Baudrillard parlait du « fantasme obscur » de nos sociétés : ce désir d’effondrement, guetté comme une délivrance, fétichisé à travers le cinéma catastrophe, les séries postapocalyptiques et les fantasmes de guerre civile.
L’assassinat en direct de Charlie Kirk s’inscrit dans cette jouissance morbide : voir s’accomplir sur Instagram ce que l’on redoute et convoite tout à la fois.
Et c’est là tout le paradoxe. On condamne la violence politique, qu’elle provienne de la gauche ou de la droite, on jure de l’éradiquer, et pourtant, on s’y vautre. Les réseaux sociaux transforment le meurtre en rituel collectif : on se réjouit de sa mort d’un côté, on encense sa mémoire de l’autre. Le pays rit et pleure dans le même geste. La répétition, le partage, la boucle infinie sacralisent l’événement et en décuplent la puissance. L’attention rivée au feuilleton de la débâcle.
Alors, le déclin devient un fétiche. On l’habille de discours solennels, de drapeaux en berne, de lampions allumés pour la liberté d’expression. Mais sous le voile du deuil demeure cette étrange jouissance : voir la prophétie se réaliser. L’empire qui s’autodévore. Et, dans le ciel chargé, ce nuage épais qui grossit, qui pourrait bien être orage.
Devant le miroir de sa mort
L’assassinat de Kirk n’a pas seulement visé une idéologie : il a tendu un miroir. L’Amérique s’y contemple en train de sombrer, fascinée, hypnotisée par sa propre décadence. Lui, ardent défenseur du second amendement, en est devenu le martyr sacrifié sur l’autel de ses propres valeurs.
Et c’est le président lui-même, grand prêtre de ce théâtre crépusculaire, qui a proclamé sa mort comme on scelle un destin.
Le gouffre américain s’élargit, la droite accusant la gauche d’avoir sonné l’heure de la guerre civile. Mais on peine à se l’imaginer guérilla comme au cinéma. Aux médias non plus, il ne revient pas de l’invoquer comme on ressuscite un nouvel archiduc François-Ferdinand. Or, la poudrière habite déjà les imaginaires. Nous la redoutons comme une tragédie, mais nous l’attendons comme une bonne série. Entre effroi et désir, elle vit déjà sous la forme d’une fiction que l’on se raconte.
Chaque balle tirée ajoute une scène au grand film du déclin.
Comme les tours, jadis, l’Amérique ne tombe pas : elle se regarde tomber.
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