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C’est quoi le problème avec la « cancel culture »?

On discute de notre propension au boycott avec Liz Plank et Marilou Craft.

Par
Rose-Aimée Automne T. Morin
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Ce chanteur a tenu des propos sexistes? Cancel! Ce metteur en scène a fait un show raciste? Cancel. Cette fonctionnaire a publié un tweet grossophobe? Canceled elle aussi!

La culture du cancel prend de l’ampleur sur les réseaux sociaux comme dans les cercles militants. Devant le comportement inacceptable d’une personne, on appelle publiquement à sa disparition. On ne veut évidemment pas la tuer, mais la boycotter. La faire oublier.

Pour y arriver, les méthodes varient : on peut souligner publiquement ses torts, inviter notre réseau à lui tourner le dos, écrire à son employeur pour lui faire perdre sa tribune ou user de créativité, l’important c’est qu’elle soit cancellée.

Et peu importe l’outil choisi, on le fera pour une raison noble : faire prôner des valeurs d’égalité en enrayant un comportement nocif au bien commun. Alors, c’est quoi le problème?

Il y a quelques jours, Liz Plank, fabuleuse animatrice et journaliste montréalaise qui change maintenant le monde depuis New York, a lancé la discussion sur Instagram. J’ai jasé avec elle, question de mieux comprendre ce drôle de réflexe qui commence à s’installer dans notre quotidien virtuel.

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Liz, à tes yeux, qu’est-ce que la cancel culture a de problématique?

À mon avis, le plus gros problème, c’est qu’on ne peut pas canceller un être humain. Si on veut isoler chaque homme qui a commis un acte sexiste, on va rapidement remplir le Stade olympique! Il faut réhabiliter notre société, changer notre système d’éducation, faire des changements tellement plus énormes que de s’attaquer à l’individu…

Par ailleurs, l’idée selon laquelle notre société se porterait mieux si on se débarrassait de certains groupes me semble extrêmement dangereuse. C’est la proposition qu’on a utilisée dans les pires moments de notre histoire. Et c’est aussi ce genre d’intolérance pour l’Autre que les personnes qui encouragent la cancel culture disent vouloir combattre… C’est insensé!

D’où te vient cette soudaine illumination?

En fait, je vois le mouvement progressiste devenir moins fidèle à ses valeurs de tolérance. Lorsqu’on participe à la cancel culture, on verse moins dans une mentalité de mouvement et plus dans une mentalité de mafia. Si tu fais une erreur, c’est fini! Ce n’est pas le modèle que j’enseignerais à mes enfants, donc ce n’est peut-être pas le modèle qu’on devrait encourager chez des adultes.

Dans ta publication Instagram, tu écris avoir toi-même déjà participé à la cancel culture… Je l’ai fait aussi, d’une certaine façon. J’ai l’impression que beaucoup de personnes qui militent activement en sont coupables.

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Je pense qu’il y a un moment où ça a fait du bien à beaucoup de gens (surtout au début, avec des figures comme Harvey Weinstein et Bill Cosby qui sont tombés après des années d’abus). Mais il ne faut pas mettre tout le monde sur le même niveau et j’ai l’impression que dans certains cas, c’est moins à propos de la personne ciblée qu’à propos de notre égo.

À mon avis, c’est devenu à la mode d’utiliser la haine pour augmenter son propre brand. C’est plus facile d’être négatif que d’être positif et, malheureusement, ça veut dire qu’en créant des conflits et des ennemis, on peut devenir plus populaire aussi. On voit ce phénomène en politique, mais également en marketing. C’est devenu une manière de créer un following et ce n’est pas sain du tout.

En même temps, pour certain.e.s, la cancel culture n’a rien de personnel. C’est une façon de faire valoir des valeurs publiquement…

Je pense que bannir un artiste ou une personne, c’est un choix personnel. Ensuite, je crois que le boycott est un outil utile quand il permet au public de se mobiliser contre quelqu’un qui a beaucoup de pouvoir. Sleeping Giants, l’organisation qui convainc des compagnies de cesser de diffuser leurs publicités sur certaines chaînes (telles que Fox News), est un bon exemple de cancel culture productive. On se mobilise pour se débarrasser des structures de pouvoir. J’aimerais voir plus de mobilisation de la sorte que contre des êtres humains.

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Je me demande si, en tant que société, on n’a pas besoin de reconnaître à nouveau le pouvoir des excuses, ou alors si on ne devrait pas apprendre à mieux s’excuser…

Oui! J’aimerais moins parler des raisons pour lesquelles la cancel culture est mauvaise et parler davantage de l’importance de s’excuser! Si on exile les gens qui font quelque chose de mal, personne ne va vouloir s’excuser… Mais lorsqu’on laisse place à l’apprentissage et l’évolution des êtres humains, on crée un espace où ils peuvent être réhabilités et devenir des forces de changement positif dans notre société.

Finalement, ta grande discussion Instagram a-t-elle porté fruit? Où s’en trouve maintenant ta réflexion?

Ça m’a fait du bien de savoir que je ne suis pas seule à trouver ça moche, mais en même temps je sais que ce n’est pas l’opinion populaire. Mon livre sur les hommes, qui va paraître cet automne, ne reflète certainement pas l’opinion féministe populaire non plus. C’est plus facile de dire « cancellons les hommes » que « réformons les hommes et aidons-les! »

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Je ne veux pas forcer qui que ce soit à adopter cette stratégie, mais je préfère avoir de l’empathie que de la haine. C’est dur de pardonner, mais souvent c’est la route la moins facile qui mène au plus grand bonheur.

La cancel culture au Québec : le cas SLAV

Maintenant plus au fait des points négatifs de la cancel culture, j’ai voulu la comprendre de l’intérieur. Le cas québécois le plus évident qui me soit venu en tête est évidemment la pièce SLAV.

J’imagine que je n’ai pas besoin de vous rappeler que le spectacle de Betty Bonifassi, mis en scène par Robert Lepage, a été annulé l’été dernier à la suite des répercussions causées par les nombreuses protestations qu’il a soulevées, notamment à cause de la piètre place qu’il laissait aux membres de communautés noires.

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J’ai demandé à Marilou Craft, la première à avoir publiquement émis des doutes sur la pertinence de SLAV, de se pencher avec moi sur l’impact de la culture du cancel. Avec toute l’intelligence et la sensibilité qu’on lui connait, l’artiste et militante s’est prêtée à l’exercice d’une manière particulièrement nuancée.

Marilou, crois-tu que SLAV a été victime de la cancel culture?

Il n’y a pas de réponse simple… Dans mon cas, j’ai toujours fait attention de ne pas dire que je souhaitais annuler le show, ce qui ne veut pas nécessairement dire que je ne souhaitais pas qu’il le soit. Je ne voulais juste pas influencer les gens en ce sens -là avec mon discours. Maintenant, ce n’est pas parce que je ne me suis pas prononcée que je trouvais que la demande était exagérée ou injustifiée.

Je ne sais pas si c’est par excès de zèle ou par ras-de-bol qu’apparaît généralement la cancel culture… Si on pense à SLAV, lors de la première du show, il y a eu une manif de la part de gens qui voulaient qu’il soit annulé. Quand on apprend ça sans savoir ce qui s’est passé avant, effectivement, c’est possible de trouver ça exagéré. Or quand on prend en compte le contexte — le fait qu’on réfléchissait à l’enjeu depuis longtemps déjà [cet article de Marilou est paru plusieurs mois avant la manif], que la manière de présenter le spectacle laissait présager qu’il pouvait être blessant et que les gens derrière celui-ci n’avaient publiquement manifesté aucune volonté de rendre ça moins heurtant —, ça peut alors sembler raisonnable de vouloir arrêter tout de suite la chose blessante.

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Mais que répondre aux personnes qui trouvent la cancel culture violente?

Mettons que c’est violent de retirer ce show-là de l’espace public… Est-ce qu’on peut considérer que ce spectacle est également reçu comme violent par plusieurs personnes? Et que la violence causée par le fait de le retirer est peut-être moindre que celle engendrée par sa diffusion?

Je pense que l’important ici, c’est de vouloir canceller un projet, plutôt qu’une personne.

Absolument, c’est une distinction importante. Je n’ai entendu personne dire que les créateurs de SLAV ne devaient plus faire de spectacle. J’ai vraiment l’impression que si les mêmes artistes proposaient un autre spectacle, mais cette fois avec un traitement différent et plus respectueux, même des gens qui appelaient au retrait de SLAV pourraient le soutenir.

Et crois-tu qu’on gagnerait à accorder plus d’importance aux excuses?

Pour moi, un problème initial a moins d’influence sur ma réaction que ce qui se passe après. Si une personne refuse de voir qu’elle m’a blessée et qu’elle nie l’impact de ses actions, je vais peut-être la canceller de mes relations. Ce ne sera pas tant à cause de l’erreur qu’elle a commise que de sa gestion subséquente.

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J’entends beaucoup parler de justice réparatrice ou transformatrice, ces temps-ci, entre autres dans le cadre de mes études. Dans certaines communautés, on essaie de mettre en place des mécanismes différents de la simple punition. Par exemple, sans vouloir diminuer la gravité des gestes posés, si une personne qui a commis un acte répréhensible a la volonté de comprendre l’impact qu’elle a eu et les dommages qu’elle a causés, alors il est possible de l’inclure dans un dialogue collectif où les besoins des personnes touchées par ses actes peuvent être nommés et où le tissu social affecté peut en sortir solidifié.

La personne en tort va alors peut-être évoluer : trouver en quoi elle peut être un membre actif de la société et y contribuer en s’appuyant son expérience. Sans la nier.

Par contre, c’est quand on voit des gens s’excuser sans changer de comportement que ça peut créer un ras-le-bol. Peut-être que certaines réactions sont intenses, oui, mais c’est important de voir d’où elles émergent. On fait beaucoup d’appels à la nuance dans ce type d’enjeux, mais ce n’est pas parce qu’une opinion est super tranchée qu’elle n’est pas nuancée. On peut avoir réfléchi longuement et pris en considération le contexte et les options avant de réclamer l’annulation d’une œuvre, par exemple.

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Alors pour toi, tout n’est pas à canceller dans la cancel culture?

Si tu appelles au bannissement d’un individu, pour moi ça doit être très justifié. Si, par exemple, une personne a tenu des propos super violents envers les femmes et qu’elle continue à avoir ce comportement tout en s’excusant, je comprends qu’on puisse s’acharner à la dénoncer.

Peut-être que la culture est à revoir, mais l’action de canceller, je pense qu’elle peut être justifiée.

Tu sais ce qui serait intéressant? C’est de voir avec quels types d’annulations on est à l’aise et ceux contre lesquels on s’insurge… Pourquoi on accepte qu’une émission soit cancellée à cause de mauvaises cotes d’écoute, alors qu’on se braque si c’est parce que les gens affirment eux-mêmes ne pas en vouloir?

Bref, la réflexion ne fait que commencer…