Ah, le beef entre rappeurs. Ces conflits si éloquents et poétiques, sont les symboles d’une culture basée en partie sur l’égocentrisme et le machisme, mais pas que. Car le rap possède cette particularité d’être autant un sport qu’un art, où s’entremêlent la créativité et le désir de surpasser la compétition. Vous me direz que c’est normal pour un.e artiste de vouloir être plus populaire que les autres. Par contre, c’est unique au rap d’en faire le sujet de chansons entières, voire d’albums complets. Avec C’est quoi le bœuf?, on se penche sur certains des conflits les plus marquants de l’histoire du rap.
Cette semaine, je vous illustre l’art du trolling de 50 Cent dans son conflit avec Ja Rule qui dure depuis plus de dix ans maintenant.
La genèse
50 Cent, c’est pas mal le bully ultime. Dès son arrivée dans le rap jeu, il a démontré qu’il n’avait rien à foutre de la compétition avec son premier single How to Rob, qui explique comment il planifiait de voler plusieurs membres importants de la communauté hip-hop. Le beef ne pouvait donc pas être bien loin, et la victime idéale était toute désignée : Ja Rule.
Alors une figure montante du rap américain, Ja est associé au label Murder Inc. Records de Irv Gotti et travaille sur un projet de super groupe avec Jay-Z et DMX (qui n’aboutira pas). Malheureusement, malgré des albums certifiés platine, des tounes avec J. Lo et un succès commercial, ce conflit avec 50 Cent va à tout jamais réduire la carrière de Ja Rule à une blague dont les fans de rap rient encore.
Tout commence en 1999 alors que Ja Rule est victime d’un hold-up dans les rues de Jamaica, un quartier du Queensbridge dont 50 est originaire. Alors peu connu, le rappeur new-yorkais est pourtant pointé du doigt par Ja Rule, qui insinue qu’il est jaloux, car il n’a pas été invité au tournage de la dernière vidéo de Murder Inc.
Plus tard dans l’année, 50 Cent sort la chanson Your Life’s on the Line, une pièce inédite tirée de son album Power of the Dollar, qui ne sortira finalement jamais. La chanson ne connait pas un succès monstre, mais représente la première instance en chanson du conflit, alors que 50 se moque du chant signature du label de Ja Rule : « it’s murdaaaaa ». Pendant ce temps, Ja est au sommet de sa forme : son premier album Venni, Vetti, Vecci est certifié platine.
L’escalade
C’est là que le bœuf devient physique : un soir, les deux rappeurs se croisent dans un club de danseuses d’Atlanta puis en viennent aux coups, aidés de leur entourage. Lors de l’altercation, un membre du crew de 50 Cent vole une chaîne à Ja Rule et le force plus tard à l’échanger contre une montre Movado à la valeur supérieure. Rule ne veut pas l’avouer, mais 50 joue déjà dans sa tête.
À ce moment, les choses deviennent sérieuses. Alors que 50 enregistre au Hit Factory, un réputé studio new-yorkais, Ja Rule envoie un de ses boys poignarder le rappeur qui travaille à ce moment sur son premier vrai album Get Rich or Die Tryin’. 50 Cent s’en tire sans blessures sérieuses, mais Ja Rule et son entourage sont arrêtés, ce qui poussera le rappeur à traiter 50 de snitch (délateur) à partir de ce moment.
Puis, au niveau rap, c’est là que ce beef devient réellement captivant, puisque le barrage de diss tracks débute pour vrai. Ça commence avec Wanksta, le premier single de GRoDT, dont le contenu est clairement inspiré par Ja Rule. En gros, 50 vise tous les rappeurs qui jouent aux durs, mais qui ne le sont pas réellement, et Ja fitte parfaitement la description, lui qui oscille entre gangsta rap et R&B.
Pas encore rassasié, 50 en remet avec I Smell Pussy, une chanson dédiée aux femmes amatrices de cunnilingus, mais qui commence tout de même avec des lignées dédiées à Ja Rule et son crew. Vous l’aurez deviné, Fitty avance que le crew de Murder Inc. sent le vagin. C’est beau, la puérilité du rap.
On est maintenant en 2003 et Ja Rule n’a toujours pas gratifié 50 Cent d’une vraie réponse. Sauf que le 13 janvier 2003, les bureaux de Violator Management, l’agence qui gère la carrière de 50, sont victimes d’une fusillade de type drive-by. Personne n’est blessé, mais Murder Inc. est suspecté d’avoir orchestré la tentative.
Mauvaise idée, puisque 50 Cent en remet ensuite une couche sur Back Down, une autre chanson présente sur GRoDT, finalement sorti en mars 2003. Sur celle-ci, Fifty ne se retient plus et il attaque vicieusement Ja et ses acolytes avec des lignes comme « How we gonna eat man? 50 back around/That’s Ja‘s little punk ass thinking out loud » Le rappeur du Queens fait savoir que New York lui appartient coûte que coûte, peu importe ce que Rule et son équipe peuvent tenter.
Cette fois, Ja Rule n’a pas le choix de répondre. Il le fait sur Loose Change, où il s’en prend non seulement à 50 Cent mais aussi à Eminem, Dr. Dre et Busta Rhymes (ce qui s’avèrera être une très mauvaise idée). Malheureusement, Loose Change marquera surtout les esprits à cause de la grammaire déficiente du rappeur : dans la chanson, Ja Rule épèle le nom de son label Murder Inc M-U-R-E-D-R. T’sais, quand tu l’as vraiment pas. C’est mal de rire de la dyslexie, mais rire du manque de contrôle de qualité d’un artiste, ça c’est pas pire drôle.
À ce moment-là, Ja Rule ne peut plus vraiment gagner ce beef. Sauf qu’au lieu d’adoucir les attaques, 50 Cent ramène plutôt Eminem et Busta sur la chanson Hail Mary, qui reprend le classique de 2Pac. L’ironie est forte, puisque le style de Rule est fortement inspiré de Tupac, ce que les trois rappeurs tournent au ridicule chacun leur tour. Un conflit avec 50 Cent, c’est déjà pas rien, mais quand deux des meilleurs rappeurs de l’histoire s’en mêlent en plus, c’est rendu humiliant pas à peu près.
Ja Rule tentera bien de répondre avec Guess Who Shot Ya, une reprise du fameux Who Shot Ya de Biggie, sauf que le tout manque de mordant et convainc plutôt les fans de rap que Rule glisse tranquillement dans la zone des has-been, ce qui sera confirmé suite au flop de son album suivant, le bien triste Blood In My Eye.
La défaite
Puis, les années passent et Rule est peu à peu oublié par la communauté rap. S’il échange parfois quelques jabs avec 50 sur Twitter et par entrevues interposées, le rappeur de Murder Inc. reconnaît dans une entrevue donnée en 2013 qu’il a perdu son conflit, puisque toute cette attention négative a mené à une investigation importante du gouvernement américain dans les activités de Murder Inc. 50 Cent, toujours à l’affût des mauvais coups de son meilleur ennemi, ne manque pas l’occasion de se moquer, sur Twitter, lors du fiasco du Fyre Festival auquel Rule est associé.
Le conflit renaît pour la dernière fois en 2018 alors que Fitty ridiculise Ja Rule sur les réseaux sociaux lorsqu’il doit annuler un concert à Syracuse à cause de problèmes de transport. Selon 50, le concert est plutôt annulé car seulement 10 billets ont été vendus. Cet échange inspire le plus gros troll move de la carrière de 50 Cent : lors d’un concert de Ja Rule à Arlington, au Texas, le patron de G-Unit achète 200 billets front row pour le show à un prix réduit sur le site Groupon afin que Rule se produise devant une salle vide. Il accompagne le tout d’un meme hilarant qu’il publie sur son compte Instagram.
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Les six fans restants de Ja Rule argumentent qu’en achetant des billets, 50 ne fait que donner son cash à Rule. C’est vrai, évidemment, mais pour un rappeur aussi riche que Curtis Jackson, 3000 $, c’est des pinottes. Puis surtout, la victoire sur les réseaux, les likes et les mentions, ça vaut pas mal plus que l’argent, aujourd’hui.
Point, set et match, 50 Cent.