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« C’est pire que jamais » : regards croisés sur le métier de paramédic

Deux hommes qui mettent leur plume au service d’un métier tant aimé, mais mal aimé.

Par
Julien Lamoureux
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« Des fois, c’est un assaut sur la dignité : quelqu’un qui a eu une diarrhée en attendant les secours, par exemple. Des fois, c’est une personne avec une jambe coupée drette. » Hal Newman décrit ainsi, de manière un peu détachée, le quotidien de son ancienne vie de paramédic qu’il a quittée en 2021.

Je le rencontre à l’ombre des murs de l’Hôpital général juif de Montréal. Hal fait remarquer qu’aujourd’hui, le taux d’occupation des civières dans l’établissement est de 200 %. Une image d’un système congestionné, voire brisé, qui met une pression énorme sur sa main-d’œuvre.

« Les problèmes que vivent les paramédics arrivent aussi aux infirmières, dit Hal. La différence avec les paramédics, c’est le respect : le système ne nous respecte pas. »

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Envier le respect que reçoivent les infirmières de la part du système, ça en dit long sur la profession qui a occupé une bonne partie de la vie de mon interlocuteur. Entre le travail supplémentaire obligatoire (TSO), la surcharge de travail et les suspensions douteuses, disons que les dernières années ne nous ont pas donné l’impression que ces travailleur.euse.s ont un métier très valorisé.

Mais le simple fait que ces situations aient été médiatisées est un pas en avant. C’est vrai qu’on entend pas mal moins parler des dessous du métier de technicien ambulancier paramédic (vous permettrez que j’utilise simplement « paramédic » pour le reste de ce texte). C’est la motivation derrière les initiatives d’Hal Newman, notamment le média numérique La dernière ambulance et le compte Twitter @BigMedecine.

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S’il n’est plus quotidiennement dans le véhicule jaune qu’on voit rouler en sens inverse à vive allure, son cœur et sa tête semblent encore s’y trouver.

Hal Newman en 1979, à 19 ans (Courtoisie)
Hal Newman en 1979, à 19 ans (Courtoisie)

« Je me bats pour mes pairs en espérant que le système change, assure-t-il. Et je veux aussi améliorer le système pour les patients. » Récemment, Hal racontait dans son infolettre les circonstances du décès de Myron Cybriwski, qui a attendu l’ambulance pendant 11 heures.

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Sur ces entrefaites, Martin Viau, paramédic à temps partiel et auteur d’un premier livre intitulé Un dernier tour d’ambulance, nous rejoint à notre table à pique-nique, entre la façade du Jewish et le chemin de la Côte-Sainte-Catherine.

« Désolé pour le retard. J’aime Montréal, mais maudit que j’aime pas venir à Montréal… » Il est parti de Salaberry-de-Valleyfield et a dû affronter l’infernal trafic de la métropole avant de tourner en rond pour trouver du stationnement. Les places, elles aussi, semblent être saturées à 200 %.

Valoriser le métier

J’ai convié Hal et Martin pour comprendre les motivations derrière leurs projets respectifs, qui ont en commun de relater par écrit les défis, les angoisses et les frustrations des paramédics québécois.es.

« Y’a un code dans notre métier, le code 10-15. Si ton répartiteur te dit ça, ça veut dire que tu es la dernière ambulance disponible sur ton territoire », explique Hal. Martin reprend la balle au bond. « Ça devrait être exceptionnel, mais ce ne l’est pas. C’est rendu la norme. Imagine être la seule ambulance sur un territoire grand comme Montréal. » C’est une énorme pression à mettre sur les épaules d’un duo de paramédics.

« Les gens sont curieux de savoir ce qui se passe dans l’ambulance et ce qu’on fait sur les lieux. » – Martin Viau

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(Parlant de reprendre la balle au bond : pendant tout l’entretien, Martin et Hal feront pratiquement mon boulot à ma place en se relançant continuellement, ce qui n’est pas désagréable et me permet d’avoir des réponses à des questions que je ne savais même pas que je me posais.)

Et à Montréal, ils l’ont quasiment facile, si on se compare.

« J’ai parlé avec une fille d’Alma qui fait des “coreflex” : être sur appel 24 heures sur 24 pendant 7 jours », raconte Hal. La mention du « coreflex » déclenche un petit rire jaune chez Martin. Il explique que c’est une mesure temporaire introduite à la fin des années 1980, mais qui est restée et est devenue la norme par endroits.

Martin Viau (Courtoisie)
Martin Viau (Courtoisie)
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« Une paramédic qui a 14 ans de métier et qui doit être dispo pour travailler pendant 168 heures de suite… » La phrase n’a pas de fin, mais elle met en mots l’absurdité de la situation.

C’est une force de La dernière ambulance. Maintenant qu’il est retraité, d’anciens homologues contactent Hal pour mettre en lumière des situations qu’ils ou elles ne peuvent pas rendre publiques de leur propre chef, par peur de représailles de l’employeur. « On se fait beaucoup surveiller sur les réseaux sociaux. C’est pour ça que le truc d’Hal fonctionne : il ne peut plus avoir de représailles, de suspension, de menaces », explique Martin.

« My first call, quand j’avais 18 ans, c’était à Eastman, un accident d’autobus qui avait fait 40 morts. » – Hal Newman

Il assure que, de son côté, la publication de son bouquin est un sujet tabou à la job. « Personne ne m’en a parlé dans la compagnie. Le gouvernement ne m’a pas contacté, même avec la semaine des paramédics [du 22 au 28 mai] qui s’en vient. »

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Et pourtant, son livre n’a pas été accueilli avec désintérêt. URBANIA est loin d’être le premier média à en faire mention. Un mois et demi après sa sortie, il est encore dans le top 50 du palmarès grand format chez Archambault. Hal m’assure aussi que c’est un sujet de conversation au sein du milieu paramédical.

Le cauchemar au quotidien

En 2015, Martin a un accident en ambulance sur un call. Diagnostic : trauma crânien. Pourtant, il se rappelle très bien ce qui s’est passé et décide de mettre sur papier les événements. Il partage son texte publiquement et reçoit des bons mots d’homologues à travers le monde. Pour celui qui a toujours voulu écrire, la graine est semée.

Elle germe en 2021. Il est arrêt de travail pour épuisement professionnel (business as usual pour les paramédics), ce qui lui donne le temps de se replonger dans son passé. « Ça coulait de source, c’était chapitre après chapitre. C’est du drame, c’est humain, c’est pour ça que ça connecte avec les gens. »

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De l’autre côté de notre table de pique-nique, Hal est clairement admiratif. « Quand tu le lis, tu es là », insiste-t-il.

Que tu sois la dernière ambulance ou pas, ce que tu vois en arrivant sur les lieux de l’appel a de bonnes chances d’être troublant. C’est un métier qui, par définition, est difficile, même si on enlève les problèmes de conditions de travail, le salaire, la conciliation avec la famille et le manque de reconnaissance déplorés par les deux gaillards.

« Comment on peut demander à des gens de donner à la société autant d’eux-mêmes, puis leur donner aussi peu en retour? On devrait avoir honte de ça. » – Martin Viau

Pour Hal, « notre vie quotidienne, c’est des cauchemars. On intervient au point le plus difficile pour tout le monde ».

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Martin, fidèle à son habitude, renchérit : « Tous nos sens sont exacerbés. Pas juste ce qu’on voit, mais aussi l’odorat, le toucher. On entend la détresse de la famille, des patients. Je voulais utiliser nos sens dans le livre ».

À ma demande, Hal replonge dans ses souvenirs, même s’il hésite à le faire; l’histoire qu’il est sur le point de raconter touche une corde sensible. « Pendant la crise du verglas, en 1998, à Côte-Saint-Luc, on faisait l’évacuation des personnes âgées. On arrive dans les blocs appartements, on a des uniformes de paramédics. On cogne aux portes et on dit aux gens de rentrer dans des autobus. On n’a pas pensé d’avance… »

Le problème ne saute pas aux yeux. Hal a de la misère à le verbaliser. C’est que dans les résidences de Côte-Saint-Luc se trouvaient de nombreux Juifs ayant survécu à l’Holocauste. Cogner aux portes en pleine nuit, amener les gens vers des autobus… En voulant régler une crise, Hal et ses collègues ont créé un sentiment de panique chez ces aînés qui ont revécu un traumatisme datant de l’Allemagne nazie.

« Cette nuit-là, c’était l’enfer. »

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Ces mésaventures inoubliables sont inhérentes à la profession et suffisantes pour en amener plusieurs au bord de l’épuisement, voire même à sombrer dans ce gouffre. Hal a pris sa retraite le 15 décembre 2021 et a commencé la thérapie le 15 janvier 2022. C’était inévitable. Et pourtant, les yeux de mes interlocuteurs brillent quand ils parlent des bons côtés du métier.

« C’est un métier très, très valorisant, estime Hal. Ce sont des expériences incroyables. Il y a des gens avec qui tu es en contact pendant 30 ou 45 minutes et ils vont se rappeler de toi toute leur vie. Récemment, j’étais dans un supermarché à Magog, dans la section des veggies, et il y a un gars qui me dit : “Are you Hal Newman? C’est toi et mon partner qui m’ont réanimé, à Montréal!” J’étais bouleversé. C’est tripant. »

S’il y a une crise et si la moitié des paramédics du Québec ont entrepris des démarches pour réorienter leur carrière, c’est presque uniquement à cause des conditions de travail, assure Martin. « Dans toute ma carrière, j’ai entendu un seul collègue dire : “Je quitte parce que je n’aime pas [le métier]”. C’est pas pour ça que les gens partent. » Martin lui-même effectue en parallèle des études en traduction et envisage de sortir pour de bon des ambulances. Il a aussi du stock pour un deuxième tome.

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La voilà, la raison derrière La dernière ambulance et Un dernier tour d’ambulance. Plutôt que de se résigner, ils veulent tenter, une dernière fois, de valoriser ce métier qu’ils aiment profondément, même s’ils s’en éloignent tranquillement. Ça, et le fait que les paramédics doivent un peu toujours vivre d’optimisme pour passer au prochain appel.

Hal lâche un soupir. « Notre côté optimiste, c’est aussi notre curse. »