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C’est gênant, M. Roberge : un compte Instagram qui montre la réalité des enseignant.e.s
Manque de ressources, insalubrité, charge de travail insurmontable, budget insuffisant, aération déficiente, épuisement professionnel: les conditions de travail des profs du secteur public sont alarmantes.
Comme si ce n’était pas assez inquiétant comme ça, la Fédération des syndicats de l’enseignement déplore la lenteur des négociations entourant le renouvellement de leur convention collective, qui est échue depuis plus d’un an.
C’est à partir de ces constats et de ces revendications que sont nées les pages Facebook et Instagram C’est gênant, M. Roberge!, une initiative indépendante d’un petit groupe de profs, où sont diffusés de véritables témoignages d’enseignant.e.s du Québec. On a discuté avec Geneviève* l’une des fondatrices et modératrice des comptes.
Âgée de 28 ans, Geneviève est orthopédagogue depuis 5 ans dans la région de Montréal.
Quel est l’objectif de l’initiative « C’est gênant, M. Roberge! » ?
On est un groupe de 8 jeunes enseignant.e.s d’un peu partout au Québec. On a pensé à ça dans le cadre des négociations de notre convention collective. On s’est rendu compte que le grand public n’est pas forcément au courant de nos conditions de travail. Même si les syndicats travaillent fort, ils n’ont pas tellement joué le rôle d’informer le public de ce qui se passe dans les écoles publiques de la province.
«on voulait trouver une façon d’aborder des enjeux importants, avec un ton assez léger et parfois humoristique, pour rendre notre réalité plus visible.»
Du côté des médias, on entend souvent les propos des politicien.ne.s, mais ce ne sont pas eux et elles qui sont sur le terrain.
Avec C’est gênant, M. Roberge!, on voulait trouver une façon d’aborder des enjeux importants, avec un ton assez léger et parfois humoristique, pour rendre notre réalité plus visible. On se voit un peu comme une page « Spotted », mais réinventée. On a lancé l’initiative en février, mais c’est vraiment depuis la relâche en mars que ça roule vraiment.
On a décidé d’appeler la page ainsi en référence à Jean-François Roberge, qui est actuellement le ministre de l’Éducation du Québec. C’est lui la voix porteuse dans les enjeux d’éducation au gouvernement, mais le but est de dénoncer le système plus que la personne.
Sur Instagram, on peut lire des exemples très concrets de la fameuse réalité dont tu parles. De quoi est-il question?
«on ne veut pas simplement parler de nos conditions de travail en tant qu’enseignant.e.s, mais aussi montrer que les élèves en pâtissent.»
Nos revendications ne sont pas qu’une question de grève et de salaire, comme on le voit beaucoup dans les médias ces temps-ci. On veut attirer l’attention sur le fait qu’il nous manque énormément d’outils et de ressources pour faire notre travail. Il y a trop d’élèves dans nos classes, nous n’avons pas les ressources nécessaires pour les appuyer, certaines écoles sont envahies par la vermine ou tombent carrément en ruine, on manque de soutien pour accompagner les élèves avec des besoins particuliers, etc.
Donc on ne veut pas « simplement » parler de nos conditions de travail en tant qu’enseignant.e.s, mais aussi montrer que les élèves en pâtissent.
Quand vous dites que « C’est gênant », vous faites référence à quoi plus précisément?
«On doit se débrouiller avec ce qu’on a, mais ça équivaut à pratiquement rien»
On nous demande l’impossible, mais on ne nous donne pas ce dont on a besoin pour y arriver. On doit se débrouiller avec ce qu’on a, mais ça équivaut à pratiquement rien. On met beaucoup de notre temps personnel – bénévolement -, de notre énergie et parfois même de notre propre argent pour combler des besoins criants.
[NDLR: Selon une étude réalisée à l’ENAP, 1 enseignant.e sur 5 travaille quotidiennement dans un état de détresse psychologique, soit près du double de ce que l’on trouve dans la population en général. Près de 60% des enseignant.e.s éprouvent des symptômes de burn-out au moins une fois par mois, et 20% en font l’expérience au moins une fois par semaine. Résultat: 1 prof sur 5 quitte l’enseignement au cours des cinq premières années de carrière, sans compter celles et ceux qui l’envisagent.]
La page diffuse des témoignages anonymes, qui donnent à voir différents aspects de votre réalité. Comment fonctionnez-vous pour récolter les histoires?
« On met beaucoup de notre temps personnel bénévolement, de notre énergie et parfois même de notre propre argent pour combler des besoins criants. »
Les enseignants et les enseignantes qui le souhaitent peuvent nous écrire sur Messenger et en DM sur Instagram. Une fois que l’on reçoit les témoignages, on les trie et on les classe par thématique. On retrouve par exemple: le manque d’argent pour la classe (un des thèmes les plus abordés par les profs), l’insalubrité (la qualité de l’air, la moisissure, la vermine, etc.) ou les heures de travail non rémunérées. Ensuite on les révise, on les corrige et on les adapte pour que la structure des témoignages soit uniforme, sans pour autant en changer le sens. Ensuite, on les glisse dans un canevas et on les publie sur nos réseaux sociaux.
On a créé des sous-comités au sein de notre petite équipe, et chaque personne s’occupe d’une des étapes, de la réception à la publication. On se rencontre (virtuellement) toutes les semaines et chacun d’entre nous s’implique environ 3h par semaine.
Comment l’initiative est-elle reçue par les enseignant.e.s?
«les enseignant.e.s qui nous lisent se sentent moins isolé.e.s en réalisant que leur réalité est répandue, et qu’il.elle.s ne sont pas les seul.e.s à vivre ça.»
On sent une grande confiance de la part du milieu. Ce qui est beau avec la mise en commun de ces histoires, ces constats et ces anecdotes, c’est qu’énormément de profs se reconnaissent là-dedans. Je pense que les enseignant.e.s qui nous lisent se sentent moins isolé.e.s en réalisant que leur réalité est répandue, et qu’il.elle.s ne sont pas les seul.e.s à vivre ça. Ça montre que le problème est systémique et que chaque cas spécifique pourrait s’appliquer à presque toutes les écoles. Je pense aussi que ça en aide plusieurs que toutes ces problématiques soient de plus en plus visibles aux yeux du grand public et que ça sorte de notre cercle. On sent l’engouement et le soutien à travers le nombre de commentaires et de partages.
On sent que les gens comprennent peu à peu pourquoi on est fâchés et ça valide nos revendications. On espère que tout cela fera réagir le gouvernement et qu’il réalisera que le problème est plus gros que ce qu’il veut bien s’avouer.
Parce qu’on va se le dire, c’est gênant, M. Roberge!
- *Le prénom a été modifié pour préserver l’anonymat.