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Ces hommes qui voulaient maîtriser les femmes

If I can’t have you, girls, I will destroy you. // Vous êtes des femmes, vous allez devenir des ingénieures. Vous n'êtes toutes qu'un tas de féministes, je hais les féministes.

Par
Sarah Labarre
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Lorsque j’ai appris l’affligeante nouvelle de la tuerie de La Isla Vista cette semaine, je fus atterrée, jetée à terre dans ma féminité et dans mon humanité. Ce n’était pas sans me rappeler Polytechnique; j’allais avoir deux ans, et ce sont les plus vieux souvenirs que j’ai. J’étais trop jeune pour bien comprendre les implications exactes de ce que la télé nous crachait, mais les images très fortes me hantent depuis, redessinées par l’anniversaire de la tuerie et la couverture média renouvelée année après année.

Montréal, 6 décembre 1989. Il neige à la bonne bordée. Peu après quatre heures de l’après-midi, Marc Lépine fait irruption à l’école Polytechnique de Montréal, armé d’un couteau et d’une mitraillette. Motivé par sa haine de l’émancipation féminine, il isole les femmes de leurs camarades et amis et tire, tuant quatorze femmes et en blessant plusieurs, puis se suicide. Il laisse derrière lui une lettre, dans laquelle il affirme tuer pour des raisons politiques : « Les féministes veulent conserver les avantages des femmes […] tout en s’accaparant ceux des hommes. »

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La Isla Vista, 23 mai 2014. Elliot Rodger quitte son appartement après avoir assassiné ses trois colocataires. Armé d’un pistolet – et de sa voiture dont il se servira pour charger ses cibles – il tue trois personnes et en blesse plusieurs. Il finit avec une balle dans la tête, laissant derrière lui de nombreuses publications, des vidéos, ainsi qu’un manifeste dans lequel il déclare notamment vouloir détruire le plus de femmes possible, pour les punir dans leur genre entier pour n’avoir pas su répondre à ses attentes sexuelles. Il affirme également s’approprier un statut de mâle alpha en éliminant la concurrence : les hommes de couleur, selon lui, ne devraient pas avoir le droit de coucher avec des Blanches – ses trois colocataires assassinés, tous des hommes, sont d’origine asiatique.

Le discours psychologique

N’eut été de quelques médias indépendants ou groupes de pression, les voix auraient été unanimes : ces tueries sont l’œuvre de fous. Une forte proportion des médias mainstream et des commentateurs ont pris, dans les deux cas, un discours psychologique. Plutôt que d’appeler un chat un chat, et d’identifier ces gestes pour ce qu’ils sont – des crimes haineux motivés par la misogynie et un désir de se réaffirmer en tant que mâle alpha – ce discours « psychologise » les causes du crime et les attribue à des problèmes de santé mentale, aggravés soit par des problèmes d’échec scolaires et professionnels, par le milieu familial, ou même par le rejet affectif. C’est le discours psychologique qui est privilégié, même si dans les deux cas, le tueur s’est assuré de statuer de ses motivations profondément antiféministes – et misogynes.

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On ne peut nier qu’Elliot Rodger souffrait de dépression et de solitude, par contre, c’est du déni profond que d’en évacuer les notions privilège et de sens de l’appropriation du corps des femmes (j’exige la mienne sans quoi je tue) associés au sexisme et à la misogynie omniprésents et systémiques dans notre culture.

Les similarités avec le massacre de Poly donnent froid dans le dos. Marc Lépine crié « Je hais les féministes! » et a tué des femmes parce qu’il jugeait que des femmes, féministes de surcroît, ne devraient pas se retrouver en génie. Elliot Rodger a aussi tué des femmes parce qu’elles étaient des femmes; il leur reprochait de choisir des mâles qu’il jugeait inférieurs à lui-même. Il s’est donc fait plaisir en éliminant ses rivaux, a remarqué que sa vie était foutue et en a blâmé les femmes en général.

En faisant mention des « incidents » comme étant des faits isolés, des actes d’exceptions commis par des « malades mentaux », on évite de comprendre que ces hommes ont tué non pas parce qu’ils étaient des hommes, mais parce qu’ils méprisaient profondément les femmes. Cela permet de faire passer le blâme du sexisme pétri de privilèges à ceux qui souffrent de maladies mentales : ce faisant, on évite de faire face à la misogynie rampante et à la chosification des femmes. Sortir ce genre de diagnostic populaire de sa manche heurte non seulement les groupes visés par les meurtriers, mais cela heurte les personnes atteintes de maladies mentales : comme s’ils n’étaient pas déjà suffisamment ostracisés.

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Benoîte Groulx disait que « Le féminisme n’a jamais tué personne, le machisme tue à tous les jours ». La misogynie, ça existe. Ça fait parfois des victimes. Si un suprémaciste blanc tue de sang-froid des Noirs en se réclamant du racisme, on va nommer ce geste pour ce qu’il est : un crime haineux qui découle du racisme. Si des homophobes s’attaquent de la même manière à la clientèle d’un bar gay du village, on dira de ce geste que c’est un crime haineux basé sur l’homophobie.

Ce 23 mai, Elliot Rodger a tué. Des hommes et des femmes. Et son geste était un crime haineux basé sur le sexisme. Un sexisme exacerbé par les pages de Men’s Rights Activism et de violences sexistes que l’on peut trouver sur Internet – et qu’il parcourait, alimentait et commentait activement. Du contenu que nous avons non pas le loisir, mais la responsabilité de dénoncer.

Personne n’a le devoir d’être attiré sexuellement par quelqu’un d’autre. Nous devons combattre cette idéologie misogyne qui veut que coucher avec une femme est un droit, une prérogative, au-delà même de sa volonté propre. Personne – ni proie ni rival (n’oublions pas qu’il a éliminé ses colocataires qu’il considérait comme tels, en plus de lui être « inférieurs » puisque asiatiques) – n’a à être puni pour l’insuccès d’un être profondément colérique, misogyne, et raciste.

Sources:

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Blais, Mélissa et Dupuis-Déri, Francis (dir.) (2008), Le mouvement Masculiniste au Québec : l’antiféminisme démasqué, Montréal : les éditions du remue-ménage

Montreynaud, Florence (2006), L’aventure des femmes : XXe – XXIe siècle, Paris : Nathan

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Je milite pour la justice sociale, l’égalité et le féminisme – des synonymes à mes yeux. Ayant suivi une formation en arts visuels, je poursuis mes démarches en recherche sociologique et j’écris présentement un livre sur l’itinérance qui sera publié prochainement chez VLB.

J’anime le tumblr LES ANTIFÉMINISTES – http://lesantifeministes.tumblr.com/

Pour me suivre : c’est Sarah Labarre sur Facebook et @leKiwiDelamour sur Twitter.