Ces gens qui vivent dans les chansons
Dans une entrevue que je n’arrive pas à retrouver et que je vais citer de mémoire, Tom Waits a dit que dans les chansons vivaient des gens et qu’il fallait donc leur donner une ville où dormir, de quoi manger et un drink. J’aime bien cette idée que des gens vivent dans les chansons. Comme si en les nommant, on leur donnait une deuxième maison et qu’un des buts de l’auteur devenait de rendre la chanson confortable non pas pour l’auditeur, mais bien pour les protagonistes.
Note à moi-même : mettre plus de sofas dans mes tounes.
Donc salut, je m’appelle Louis-Philippe Gingras, je gagne ma vie avec des mélodies et des mots. J’ai longtemps écrit à propos de moi surtout, de mes bibittes et de mes envies de manger des mets chinois. Puis, j’ai rencontré des gens qui ont fait naître des phrases, des images assez fortes pour construire des chansons le fun à chanter.
J’aime bien cette idée que des gens vivent dans les chansons. Comme si en les nommant, on leur donnait une deuxième maison et qu’un des buts de l’auteur devenait de rendre la chanson confortable non pas pour l’auditeur, mais bien pour les protagonistes.
Y a eu Annie. Été 2014, Natashquan. Annie fait des films, des clips, plein d’affaires. Après-midi de pêche à la truite à la miraculeuse calvette du cinquième lac (qui sera rebaptisée ce jour-là « La calvette du Saint Graal »). Pendant qu’Annie fait la vaisselle du petit repas de truites aux chips barbecue, je pogne une guitare et lui chantouille « Annie, fais-moé des p’tits ». Elle trouve ça niaiseux pis cute. Venu le soir, je lui chante la version presque achevée et elle me dit : « Ben là, si tu mets ça sur un disque, dis pas que c’est moi Annie ». Ça fait que dans le refrain, je crie ben fort « Annie St-Pierre ». Mais elle est ben contente finalement pis elle m’a payé une bière.
Et depuis, autant que possible, je nomme les gens dans mes chansons. Dans Cap d’acier, écrite dans une shop de Ski-Doo et de remorques où j’ai travaillé, y a Réal, Daniel, Yvon, André et Shirley. Brenda aussi, mais c’est juste le nom qu’on avait donné à la fille pas mal nue sur le calendrier. Ils sont tous là. Ou plutôt c’est ma perception d’eux qui est là. Parce que c’est ça dans le fond, on ne peut pas en vouloir à un créateur d’emprisonner une vision de nous dans une œuvre. Y a une ancienne date qui a écrit une toune sur notre rencontre une fois et qui me l’a envoyée. Je ne l’ai pas trouvé ben bonne, mais reste que c’est sa toune et je confirme que je continue à vivre ma vie à l’extérieur de celle-ci (bonne affaire). Comme quoi Jude ne peut être fâché d’être dans Hey Jude, parce que c’est pas vraiment lui qui y est. Univers parallèles. Stranger Things. J’ai faim pour une gaufre.
On ne peut pas en vouloir à un créateur d’emprisonner une vision de nous dans une œuvre. Y a une ancienne date qui a écrit une toune sur notre rencontre une fois et qui me l’a envoyée. Je ne l’ai pas trouvé ben bonne, mais reste que c’est sa toune et je confirme que je continue à vivre ma vie à l’extérieur de celle-ci (bonne affaire).
Univers parallèles donc, parce qu’il y aussi toutes les autres personnes qui vivent dans les chansons. Celles que ceux qui écoutent substituent aux noms que l’auteur avait en tête à l’origine. Comme toutes les filles qui se sont fait chanter On va s’aimer encore à leurs mariages. Elles se ramassent aussi dans la toune de Vallières. C’est comme ça que Norbert Landry s’est ramassé à vivre dans une de mes tounes. Monter su’l’step décrit en fait Alain Landry. Débardeur au quai de Natashquan, le gars est tatoué jusqu’aux jointures, c’est un peu l’ours du village. Le gars chante aussi, très bien. La dernière fois qu’on s’est vu, il m’a joué sa version de ma toune de marin. Il m’a dit que lui, la chantait en pensant à son ami Norbert. Norbert est mort cette année, en travaillant au même quai. Ça fait que lui aussi vit un peu dans ma toune. J’ai pas mis de sofa, mais y a un beau petit bateau gonflable pour la ride, mon ami!