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Ces campeurs qui résistent au froid

Incursion dans les campements de la rue Notre-Dame en plein vortex polaire.

Par
Salomé Maari
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Face à la période de froid extrême qui s’abat sur Montréal, la Ville a déployé d’urgence des haltes-chaleur pour offrir un toit aux personnes en situation d’itinérance. Pourtant, malgré ces conditions, certains choisissent quand même de rester dans leur tente, où ils trouvent une forme de paix et de liberté. Immersion dans les campements de la rue Notre-Dame, en plein vortex polaire.

Le froid est intense en cet avant-midi. Il suffit que je sorte mes mains de mes poches le temps d’envoyer un texto pour que mes doigts s’engourdissent, figés par la douleur. Malgré mes deux épaisseurs de chaussettes et mes bottes doublées, j’ai l’impression que des aiguilles transpercent mes orteils.

Mon collègue Hugo et moi nous arrêtons au premier campement que nous croisons sur la rue Notre-Dame, à l’est du pont Jacques-Cartier. Autour de nous gisent, éparpillés, des bonbonnes de propane, des roues de vélo, des paniers d’épicerie, des vêtements souillés. Nous contournons les objets, à la recherche d’un signe de vie. Mais il n’y a personne.

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Nous nous rendons dans un deuxième campement, un peu plus loin sur Notre-Dame.

« Y a quelqu’un? Police! » Un duo d’agents nous a devancés.

Par ce froid mordant, ils font leur tournée pour vérifier que personne n’est en détresse.

Deux policiers font le tour des tentes dans un campement de la rue Notre-Dame.
Deux policiers font le tour des tentes dans un campement de la rue Notre-Dame.

Les policiers parlent avec Martin, un homme qui campe avec une amie. Ils disposent d’une chaufferette et de plusieurs couvertures. « Je suis correct comme ça », nous assure-t-il. En deux ans passés dans la rue, il n’a jamais mis les pieds dans une halte-chaleur. Il est bien dans sa tente, et ne compte pas la quitter.

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Troisième campement. Parmi les abris désertés, une tente attire l’œil avec ses dessins fluo. À l’intérieur se trouve Stéphanie. Devant sa maison de fortune, bâtie avec des toiles et de la corde, un bac contenant des chauffe-mains est mis à la disposition des visiteurs. « Ça, c’est aussi pour ceux qui en ont besoin », lance-t-elle en souriant à travers son moustiquaire.

Stéphanie dans sa tente piquée sur la rue Notre-Dame, dans Hochelaga-Maisonneuve.
Stéphanie dans sa tente piquée sur la rue Notre-Dame, dans Hochelaga-Maisonneuve.

« Je dors avec une couverte pis un sleeping, pis c’est en masse », assure la femme de 40 ans originaire de Verdun, qui occupe le site depuis un mois ou deux.

– Es-tu toute seule, Stéphanie?

– J’ai un chat pis un chien. Mia pis Lucky.

– Ils vont bien?

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– Ah, ils vont bien. Ils sont plus habillés que moi. Ils se faufilent, ils se cachent en dessous des couvertes.

Récemment, Stéphanie a eu un accident. « Je me suis endormie, la face dans le brûleur. » Sa joue gauche en porte encore les traces. Elle assure qu’elle va bien, et qu’elle n’utilise plus cet appareil depuis. Trop dangereux.

Stéphanie préfère rester dans sa tente avec ses animaux plutôt que se rendre dans les haltes-chaleur. Ici, elle est bien. Ici, elle a la paix.

Au loin, on entend de la visite arriver dans le campement où règne un froid glacial de bord de fleuve. « Toc, toc, toc! Travailleurs de rue. »

Quelques mètres plus loin, habillés chaudement, trois intervenants de L’Itinéraire font leur tournée, traînant avec eux un chariot bien garni : café chaud, bouteilles d’eau, sandwichs et chauffe-mains.

Une tente se dézippe. Une jeune femme en sort, le visage illuminé d’un grand sourire. Les intervenants s’approchent et lui tendent des provisions.

Trois intervenants de L’Itinéraire distribuent café, nourriture, et chauffe-main au campement Notre-Dame.
Trois intervenants de L’Itinéraire distribuent café, nourriture, et chauffe-main au campement Notre-Dame.
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« Pat, veux-tu des hot pads? », crie la jeune femme. Un homme sort à son tour de l’abri. Oui, Pat en veut, des hot pads.

Après quelques minutes de discussion, le duo quitte les lieux, un gobelet de café chaud à la main. Je cours pour les rattraper. « Allô! S’cusez! »

Ils nous expliquent qu’ils se dirigent vers la halte-chaleur du CAP Saint-Barnabé, sur la rue Bennett, dans Hochelaga-Maisonneuve. Ça tombe bien, c’est justement le prochain arrêt sur notre itinéraire.

– Voulez-vous un lift? C’est là qu’on va, leur propose Hugo.

– Je dirais pas non, répond la jeune femme en riant.

Un lift au chaud

Assise sur la banquette arrière, son sac à dos sur les genoux, la jeune femme sourit toujours. Elle s’appelle Mélanie. Son compagnon se présente à son tour. « Moi, c’est Patrick, mais tout le monde m’appelle Kiwi. »

C’est ainsi qu’on l’a surnommé il y a une dizaine d’années. Ce n’est pas le premier fruit qu’on mettrait dans notre panier, mais quand on l’a, on est bien heureux, nous explique-t-il en ricanant.

Mélanie et Patrick devant la halte-chaleur du CAP Saint-Barnabé.
Mélanie et Patrick devant la halte-chaleur du CAP Saint-Barnabé.
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« Moi, j’étais seule dans une tente là-bas, affirme Mélanie en pointant vers l’est, mais finalement, on est mieux à deux, surtout pour les gros frettes de même. » Patrick et elle dorment serrés dans un sac de couchage double, leur chaleur corporelle les aidant à affronter l’hiver.

Depuis qu’elle est sortie de prison en juin, Mélanie campe dans le quartier.

– Je pensais pas rester là pour l’hiver, mais pour l’instant, j’adore l’expérience, lance-t-elle, enjouée.

– T’adores?

– Ouais, ouais, ouais! J’aime beaucoup, assure-t-elle.

– Dans la tente, on est ben, pareil. On s’arrange ben. On chauffe au Purell, en plus, précise Patrick.

Les compagnons font effectivement fonctionner leur petit brûleur avec du désinfectant. « Si t’es à jeun, réveillé et à ton affaire, y a pas de danger », assure-t-il.

« Moi, j’ai fait l’armée, fait que tsé, j’ai une base pour la survie », renchérit Kiwi, avec fierté.

« Moi, j’ai fait les scouts, pis j’ai été animatrice de camp de vacances dans les Laurentides. On part un feu en plein dans la neige, pis toute », s’empresse d’ajouter Mélanie.

Bref, ils semblent bien préparés.

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Mais, malgré leur débrouillardise, certains facteurs échappent à leur contrôle. « Ce qui est déplaisant, c’est les vols, déplore Kiwi. On se fait voler tous les jours. Tous les jours. »

Avant-hier seulement, alors qu’ils dormaient, quelqu’un a ouvert la fermeture éclair de leur tente pour tenter de les voler.

Même si les compagnons sont bien au campement, reste que le froid leur est hostile. Ils se rendent régulièrement à la halte-chaleur du CAP Saint-Barnabé, où ils aiment aller souper et se réchauffer. Cela leur permet aussi de voir leurs amis. La mère de Patrick s’y rend souvent, elle aussi. Elle s’est retrouvée dans la rue après avoir fait face à de sérieux problèmes avec son propriétaire.

Le duo pourrait dormir au CAP, mais il préfère camper. « C’est juste que nous, on est ben dans la tente, fait qu’on laisse la chance à d’autres de se mettre au chaud. Y en a qui ont même pas de tente », explique l’ancien scout.

Elle s’interrompt soudain alors que notre voiture tourne sur la rue Bennett. « Eille tiens, t’as de la place de parking juste ici! »

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Une chaleur enveloppante

Devant la porte de l’organisme, Mélanie et Patrick saluent leurs amis qui fument une cigarette.

De l’autre côté des portes, une chaleur contrastante nous enveloppe.

Des dizaines de personnes sont calmement assises sur de petites chaises d’école, l’air apaisé. Tandis que certains se lancent des blagues, d’autres sont affalés sur la table ou pigent silencieusement dans leur sac de chips, les yeux rivés sur la télévision. Celle-ci montre la tronche de Trump, dont la cérémonie d’investiture débutera dans une trentaine de minutes.

À l’intérieur de la halte-chaleur du CAP St-Barnabé.
À l’intérieur de la halte-chaleur du CAP St-Barnabé.
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Sur un babillard, des dessins, des bricolages et des posters. On y trouve aussi des mots en souvenir des usagers du CAP décédés récemment : Jocelyn, Sylvain et Nelson.

Le corps de Nelson Ouellette a été retrouvé, inanimé, devant une épicerie du quartier, en octobre dernier. L’année précédente, l’homme avait dû se faire amputer les orteils après avoir souffert d’engelures. Chantal-Laurence a laissé un message à sa mémoire. Un hommage de circonstance. « Bon voyage. Que Dieu te garde au chaud près de lui. »

Sur le babillard du CAP Saint-Barnabé, des affiches à la mémoire des usagers décédés récemment sont signées par ceux qui les ont connus.

Longue attente au froid pour une chaise Adirondack et des ramens

Ce sentiment d’apaisement ne me suivra cependant pas dans les marches de la halte-chaleur Lucien-Saulnier, qui se trouve entre les murs de l’hôtel de ville de Montréal. Une quarantaine de minutes avant l’ouverture de la ressource, une dizaine de personnes attendent déjà en file, frigorifiées. Le froid est sibérien, et un silence plane.

Devant la halte-chaleur Lucien-Saulnier, une file s’est déjà créée, 40 minutes avant l’ouverture des portes.
Devant la halte-chaleur Lucien-Saulnier, une file s’est déjà créée, 40 minutes avant l’ouverture des portes.

– Cherches-tu quelque chose?, me demande une femme dans la queue.

– La halte-chaleur. C’est ici?

– Ouais. On attend, là. Ça ouvre à huit heures.

– Vous arrivez toujours à l’avance comme ça?

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– Ben oui, pas le choix. Sinon, on n’entre pas. Y a juste 30 chaises.

Le temps avance lentement et la file s’allonge. Enfin, les portes s’ouvrent, laissant entrer les premiers visiteurs.

Vers 20h15, la file s’est complètement vidée. Un agent de sécurité m’ouvre la porte. De l’autre côté du poste de sécurité, où les sacs sont minutieusement fouillés, la gestionnaire de la ressource, Marianne Daoust, m’accueille avec un sourire, vêtue d’une chemise de chasse. Elle accepte de me faire visiter les lieux.

« On est déjà 36 pour ce soir! », me dit-elle. Même si la capacité maximale officielle de la halte-chaleur est de 30 personnes, le point de service, que la Ville s’est empressée d’ouvrir le 20 décembre dernier, dépasse presque toujours ce nombre de visiteurs, accueillant parfois jusqu’à une douzaine de visiteurs supplémentaires.

Lorsque la ressource déborde, un service de navettes transporte les personnes qui ont été refusées vers d’autres haltes-chaleur. La Ville en a d’ailleurs aménagé trois autres cet hiver : au pavillon J.-A.-DeSève de l’Université du Québec à Montréal, au YMCA de la rue Stanley au centre-ville, ainsi que dans les bureaux de la Société de transport de Montréal, à ville Saint-Laurent.

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Nous entrons dans la salle principale, où un véritable festival du ramen est en cours. Sur les quelques tables à pique-nique en bois qui meublent l’espace, tout le monde a le nez dans son gros cup jaune. « On a du café à volonté, de la soupe, des muffins, des barres tendres, de l’eau chaude », m’énumère Marianne Daoust. Les chiens sont aussi admis dans la ressource, et de la nourriture leur est réservée.

Nous changeons de pièce. « Ici, c’est la salle pour dormir », chuchote Marianne.

Bien installé dans sa chaise Adirondack en plastique, un homme au visage marqué d’un tatouage tribal rappelant celui de Mike Tyson est déjà tombé dans un sommeil profond, la bouche entrouverte.

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Marianne m’escorte vers la sortie ; sa soirée ne fait que commencer.

Arrivée dehors, le froid me raidit instantanément le dos. Crisse qu’il fait frette! Je pense à Martin, Stéphanie, Mélanie et Patrick. Ils vont dormir dehors, ce soir, pendant que je passerai la nuit dans mon appartement chauffé.

J’espère qu’ils vont être corrects.