Ce que je retiens le plus de l’album 22, A Million de Bon Iver, sorti en 2016, ce sont ses titres. Pas que j’aie quoi que ce soit contre la musique du talentueux Wisconsinois. Tellement de bons albums sont sortis cette année-là et mes oreilles ne savaient plus où donner de la tête (ou ma tête ne savait plus où donner ses oreilles?). J’ai donc skippé l’écoute d’un classique instantané, mais les noms des chansons (666 ʇ, ____45_____, 33 “GOD”) ne m’ont pas quitté.
Vendredi dernier le même Justin Vernon a lancé i,i. Torpinouche. Les titres des chansons sont à peine moins weird (Yi, iMi, Hey, Ma). Si la numérologie était au centre de 22, a Million, i,i pointe vers une autre forme d’ésotérisme, une religiosité personnelle à l’artiste. Cryptique semble être le mot d’ordre, ayant pour effet d’épaissir le mystère autour de Bon Iver et transformer ses deux derniers albums en périples initiatiques.
Bref, le dude a vraiment pensé à son affaire en choisissant les titres de ses chansons, et c’est vraiment pas le seul. Qui d’autre?
Pourquoi choisir un titre quand on peut choisir une couleur?
D’après moi, Aphex Twin et Studio Eins ont passé beaucoup de temps au Benjamin Moore. Je dis ça comme ça, mais rien qu’en prenant les deux premiers albums ambiants d’Aphex (Green Calx, Blue Calx, White Blur 1, Grey Stripe) et le légendaire album éponyme de Eins (Grün, Blau, Rosa, Rot, Lila et une bonne dizaine d’autres couleurs en allemand), on a pas mal tout l’arc-en-ciel et ses nuances de gris.
Pourquoi est-ce autant attrayant pour les artisans de la musique électronique de nommer leurs pièces en fonction de concepts aussi abstraits que les couleurs? Est-ce que l’abstraction permet de savourer pleinement la musique sans être pollué par des titres trop élaborés? Est-ce le pouvoir évocateur des couleurs teinte juste ce qu’il faut notre imaginaire au moment de l’écoute?
Cette année, Leif, producteur britannique, a refait le même coup, cette fois avec des plantes (Borage, Rosa, Mimosa). On est en présence d’électro, aucune ambiguïté là-dessus, mais les titres floraux ajoutent un parfum naturel sur les textures synthétiques de son album Loom Dream.
Du respect pour le concept.
2019 a été une grosse récolte pour les gros titres de chanson. Avant Bon Iver et Leif, Jamila Woods sortait LEGACY! LEGACY! (caps lock et points d’exclamation inclus). BETTY, FRIDA, EARTHA, BASQUIAT, wait a minute… ses titres font invariablement référence à une légende. Sans qu’elles soient nommées directement dans les chansons, ces figures (Betty Davis, Frida Kahlo, Eartha Kitt et, ben, Basquiat) ont servi d’inspiration aux magnifiques paroles. Pour des hommages, difficile de faire mieux.
Un titre c’est juste un titre
La toune Wyclef Jean de Yung Thug ne parle pas vraiment de Wyclef Jean. Par contre, la toune Kanye West contient une collaboration avec Wyclef (mais ne parle pas de Kanye West). Harambe ne tourne d’aucune façon autour du tristement célèbre gorille. Sur JEFFERY, le rappeur démolit quand même pas mal l’importance d’un titre de chanson, un tour de force plutôt rafraîchissant.
Fouki suit le même sillon sur ses deux derniers albums (aux titres éloquents : Zay et ZayZay). iii, Nonon, Eau, Yeyey, Wono, Woosh, est-ce que j’ai vraiment besoin de continuer? Les offrandes de Fouki sont toujours hautement ludiques. On baigne dans un rap décomplexé qui n’a pas vraiment besoin de se prendre au sérieux quand vient le temps de se présenter.
Amplifier son univers
La palme d’or des meilleurs titres de chanson au Québec revient toutefois à Malajube. Quand Le compte complet est sorti en 2004, j’étais disquaire. En recevant la caisse de CD, mon attention a immédiatement été attirée par les titres, et surtout leur déterminant (LA maladie, LE robot sexy, LE métronome, LES dents).
Deux ans plus tard, le grand classique Trompe-l’oeil voyait le jour. Cette fois, chaque chanson avait droit à un sous-titre, et pas n’importe quel. L’infection urinaire était attribuée à Montréal -40°C, la fissure anale à Pâte Filo (ma préférée…la chanson, pas la fissure), le cancer à Le Crabe, la mort à Étienne d’août, etc.
Malajube a été une petite révolution dans le paysage musical québécois, chaque chansons agrémentant en quelque sorte le même univers fantastique. La magie opérait, jusque dans les titres.