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Ce qu’on ne « Sora » plus distinguer

Admirer, craindre et douter au temps de l’intelligence artificielle.

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Vous vous souvenez de cette vidéo délirante de Will Smith en train de manger des spaghettis ? Une aberration des premiers balbutiements de l’intelligence artificielle. C’était en 2023. Il y a à peine deux ans, mais déjà un autre monde. On riait devant ces textures déréglées et ce corps liquéfié tout droit sortis d’une fièvre.

Et pourtant, dès ce moment, une petite voix nous murmurait : « Fuck… ça s’en vient. »

Un peu comme un vieux qui regarde le vent se lever et prédit, d’un ton tranquille, que le temps va se gâcher.

Depuis, l’acteur mangeant des pâtes est devenu un repère. Au fil des mises à jour, son inquiétante gaucherie s’est peu à peu dissoute pour laisser place à une imitation si fine qu’elle frôle désormais le réel.

Et cette semaine, avec l’arrivée de Sora 2, la nouvelle machine d’OpenAI capable de générer une vidéo ultraréaliste à partir d’une simple phrase, on a franchi un seuil. Sora n’imite plus le réel, il le recompose. Il nous tend un miroir si précis qu’on s’y reconnaît à peine. C’est le rêve de création totale et, dans le même souffle, son cauchemar.

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Comme vous, j’ai vu Stephen Hawking faire du skateboard et Jake Paul découvrir le rocher Percé. Des absurdités, bien sûr. Mais ça m’a autant rappelé le canular radiophonique d’Orson Welles et sa Guerre des mondes, que la vidéo trafiquée des extraterrestres de Roswell et nos jeux vidéo d’enfance. Leurs montagnes carrées, les visages figés. On trouvait ça magnifique, du jamais vu. Aujourd’hui, ces graphiques polygonaux ont l’air de gravures rupestres.

Le progrès a ceci de cruel qu’il rend dérisoire le passé dès qu’il avance d’un pas.

Déjà, un léger goût de synthèse s’était glissé dans le réel. Avec Sora 2, il s’accélère, se propage. OpenAI promet une version « plus réaliste, plus contrôlable ». Et, il faut l’admettre, c’est bluffant. Les corps obéissent, les lèvres épousent les mots avec une précision troublante. Je ne compte plus le nombre de fois où je me suis fait hameçonner depuis son lancement. Et nous n’en sommes qu’à la première semaine, alors que les accès, pour l’instant rares, s’échangent déjà sous le manteau.

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Pour en arriver là, en 2023, il fallait un visage familier, celui de Will Smith, des traits captés sous tous les angles pour nourrir la bête et façonner une illusion encore bancale. Aujourd’hui, votre propre portrait suffit à rivaliser avec celui de l’acteur à la taloche rapide.

L’outil demeure un peu ardu pour le commun des mortels, mais ceux qui le maîtrisent en raffolent, et leurs créations s’échappent dans la nature. Des Frankenstein trop bien polis, glissant dans nos fils sans prévenir, au point où c’est difficile de discerner ce qui a été filmé de ce qui a été fabriqué.

Jamais la frontière entre le vrai et le faux n’a paru si poreuse. Oui, on perçoit toujours ici et là, une bouche qui fond, une main qui s’étire. Mais qui, comme moi, ne s’est pas déjà fait avoir avant que le petit logo blanc n’apparaisse ? Depuis, chaque clip déclenche un réflexe : un doute, un sursaut, suivi de ce sigle qui vient corroborer la supercherie. Quelle ruse perverse, tout de même, que celle de laisser au mensonge quelques secondes d’avance pour qu’il s’installe en nous.

Faudra-t-il protéger la réalité comme on protège un patrimoine culturel ?

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Je pourrais, bien sûr, aller rencontrer un expert techno pour en discuter, c’est ce qu’on fait d’ordinaire, pour confirmer nos peurs ou les calmer. Mais une petite voix me dit à quoi bon?

Ça me rappelle l’époque où TikTok débarquait dans nos vies, et où des consultants sautaient d’une entreprise à l’autre en promettant de leur « livrer la jeunesse ». Ils parlaient d’engagement, de contenu natif, de connexion authentique. Un charabia savant dans lequel on prétend détenir la clé d’une audience offerte sur un plateau d’argent.

Et puis, on s’est rendu compte que l’algorithme, personne ne le comprend vraiment : ni les experts, ni les marques, ni les usagers. Tout le monde court derrière une logique déjà fuyante.

Avec l’intelligence artificielle, j’ai une impression similaire. Je pourrais bien en discuter avec un spécialiste, il y en a des légions, à la fois enthousiastes et critiques, mais eux aussi avancent à tâtons, dans une semi-obscurité faite d’hypothèses et d’inconnu. Ils analysent, commentent, dissèquent, sans jamais vraiment saisir ce qui s’en vient. Et parfois, même ces soi-disant experts doivent se dire, en silence : tabarnak.

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Tout ça nous glisse entre les doigts. Au fond, c’était écrit depuis le début. Ce n’était qu’une question de temps.

Mais comment penser une technologie qui ouvre une véritable utopie créatrice, capable de faire sauter les digues de l’imagination et de sa diffusion, sans sombrer dans la paranoïa ?

Car lorsque la frontière entre le vrai et le fabriqué s’efface, que reste-t-il à faire, sinon douter, non pas par méfiance, mais par lucidité ?

Sur cette question, je me suis entretenu avec Frédérick Bruneault, professeur de philosophie et chercheur au Laboratoire d’éthique du numérique et de l’intelligence artificielle.

« Distinguer le vrai du faux n’a rien de nouveau. La différence, aujourd’hui, c’est l’ampleur du phénomène et notre arsenal de vigilance, qui paraît soudain bien dérisoire. Et c’est là que tout se complique. Notre rapport au monde comme témoins indirects du réel, à la véracité et la façon dont on consomme l’information en ligne s’en trouve ébranlé. »

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Selon lui, les questions que tout cela soulève deviendront de plus en plus pressantes. On pourrait croire qu’il suffit de préserver l’imperfection, la faille, l’irrégularité, ces marques du vivant, ces preuves du réel. Mais il est peut-être déjà trop tard. Nous sommes passés de l’autre côté. Il y aura désormais un avant et un après, et, qu’on le veuille ou non, aucun retour possible vers le web d’hier.

« On est toujours en train de prendre le pouls des bouleversements que cette technologie entraîne. Dans notre rapport à l’actualité, à la connaissance, au savoir. Ça agit au cœur même de notre perception du monde. »

Parce que si tout peut être floué, tout peut aussi se dissoudre et c’est la confiance qui finit par lâcher. Sans elle, le monde glisse doucement dans le calme synthétique d’un Will Smith trop parfait pour être vrai. Il n’a plus de sauce sur le menton. Il est net, impérial, séduisant.

À y regarder de plus près, le monde ne court peut-être pas à sa perte. L’intelligence artificielle pourrait bien, en dépit de ses dangers, se révéler un outil précieux, selon Frédérick Bruneault. « Il reste une manière responsable d’utiliser ces outils : ils peuvent libérer les idées, nourrir la créativité, ouvrir un univers ludique où l’on crée non pas pour tromper, mais pour explorer, même si, parfois, cette exploration engendre malgré nous un certain flou. »

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Ainsi devrait être notre rapport à Sora 2, 3, 4, et à tout ce qui viendra après : non pas un enchantement naïf, mais un regard lucide. Admirer, oui. Mais craindre, aussi.

L’émerveillement s’accompagnera toutefois d’un astérisque.

Parce que s’il faut choisir entre l’illusion parfaite et le doute rebelle, je choisis le doute.

Même fatigué, il prouve qu’on n’a pas encore rendu les armes.

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