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Ce que les mèmes disent sur nous
Que vous prononciez « meem », « mème » ou « mémé » (please don’t), il est fort probable que vous partagiez régulièrement des mèmes avec votre entourage ou, du moins, que vous en likiez de temps à autre, si vous êtes plus discret ou discrète.
Alors qu’on pourrait croire que ces images qui colonisent le web depuis une vingtaine d’années ne servent qu’à faire rire, une récente étude américaine concluait que les mèmes nous ont aidés à faire face au stress de la pandémie. Rien de moins!
Et si les mèmes étaient plus puissants qu’on ne le pense? Et s’ils reflétaient à la fois notre identité individuelle et collective?
C’est le postulat auquel se sont intéressés une dizaine de spécialistes dans le collectif Pour que tu mèmes encore, publié cette semaine aux éditions Somme Toute.
Discussion avec les codirecteurs de l’ouvrage, Stéphane Girard, sémiologue à l’Université de Hearst en Ontario, et Megan Bédard, doctorante en études sémiotiques à l’UQAM et chercheuse spécialiste en études sur la culture populaire.
Quelle est l’origine du mot « mème »?
Stéphane Girard : La notion a été avancée pour la première fois par un chercheur anglais, Richard Dawkins, qui avait réfléchi sur le fait que notre espèce, Homo Sapiens, semblait avoir un avantage sur les autres espèces animales. C’est qu’en plus de partager nos gènes avec nos confrères, selon Dawkins, on a aussi trouvé une manière de répliquer certaines informations, certains codes liés au comportement, qui vont faciliter la survie des membres de l’espèce. Il a appelé ça un « mème ». Pour dire vite, un mème, c’est donc une instruction purement abstraite qui passe d’un cerveau à l’autre.
De là a découlé une série de travaux qui relèvent de la discipline qu’on appelle la « mémétique », qui cherche à comprendre quelles sont les valeurs qui sont partagées sur le plan social par un groupe d’individus.
Puis, avec la venue d’internet, on s’est mis à parler de « mème » au sens plus restreint de « mème numérique », c’est-à-dire d’une information qui est partagée, mais cette fois-ci, strictement sur le web, et qui s’incarne le plus souvent sous la forme d’un agencement d’image et de texte, que l’on peut s’approprier et réutiliser pour transformer l’information qu’il contient.
Quelles sont les caractéristiques qui font qu’un mème est bien un mème, et pas juste une image quelconque?
Megan Bédard : C’est dur à définir, parce que les chercheurs et même les gens sur Internet ne s’entendent pas sur ce qu’est un mème : est-ce qu’une vidéo peut être un mème? Est-ce qu’une danse TikTok peut être un mème?
«Pour qu’un mème soit un mème, il y a la notion d’imitation, mais il y a aussi la transformation qui est importante.»
Nous, on considère que dès qu’une idée – que ce soit une phrase, une syntaxe, une image, une vidéo, une danse – est réutilisée, transformée et partagée par d’autres personnes sur le web, ça peut être considéré comme un mème.
Donc pour qu’un mème soit un mème, il y a la notion d’imitation, mais il y a aussi la transformation qui est importante. On s’approprie quelque chose, on le change, on fait des jokes avec ou on l’utilise pour parler d’actualité, puis on le repartage.
Comment les mèmes ont-ils évolué depuis qu’ils ont fait leur apparition sur le web?
Megan : La tendance est à la complexification. Les premiers mèmes qu’il y avait sur des pages de trolls comme Something Awful étaient assez simples. De fil en aiguille, on a fini par faire référence à des mèmes anciens à l’intérieur des nouveaux mèmes. Avant, ça restait une image et un texte assez simple, il n’y avait pas beaucoup de transformation. Mais aujourd’hui, on a toute une banque de mèmes dans laquelle on peut puiser.
En ce moment, on voit aussi une transition qui s’effectue avec TikTok. Dans les dix dernières années, le mème dominant, c’était l’image accompagnée d’une phrase. Mais avec TikTok, c’est devenu davantage des vidéos qui sont reprises par les internautes. Les mèmes évoluent en fonction de la technologie qui est accessible.
Les mèmes sont un sujet qui intéresse de plus en plus le discours journalistique et qui s’affirme même progressivement comme un objet d’étude légitime. Pourquoi? En quoi sont-ils intéressants ou révélateurs?
Stéphane : Le mème est une forme d’échange, et le fait que les gens communiquent sous cette forme-là est intéressante sur la plan de la forme – comment ces échanges-là se produisent – mais aussi sur le plan du fond – ce que l’on communique.
«On peut étudier les mèmes pour essayer de voir quelles sont les valeurs qui sont chères aux Canadiens et Canadiennes, et ça permet de dresser un portrait vraiment inédit de l’électorat canadien.»
Pour donner un exemple concret, dans un des chapitres du livre, on a des collaborateurs qui ont travaillé sur les mèmes qui ont circulé pendant la campagne électorale de 2019 au Canada. Ils ont regardé comment certains mèmes peuvent servir à légitimer ou à délégitimer les chefs des principaux partis. Dans un cas comme celui-là, on peut étudier les mèmes pour essayer de voir quelles sont les valeurs qui sont chères aux Canadiens et Canadiennes, et ça permet de dresser un portrait vraiment inédit de l’électorat canadien. Bref, dans les échanges mémétiques, il y a du sens et de la valeur qui circulent, et qui sont intéressants à étudier.
Un autre aspect des mèmes sur lequel il est pertinent de se pencher, c’est pourquoi certaines images se prêtent mieux à l’appropriation en mème que d’autres. Pourquoi, par exemple, Bob L’Éponge est-il plus « méméfiable » que Bart Simpson ou les Minions, qui sont dans tous les cas des personnages de dessins animés jaunâtres? Pourquoi est-ce que certains mèmes nous parlent plus que d’autres?
L’étude des mèmes peut donc s’étendre à plein d’autres disciplines que la sémiotique : on pourrait basculer du côté idéologique ou sociologique, ou même psychologique pour essayer de comprendre pourquoi tel mème engendre telle réaction.
Mais de façon plus large, qu’est-ce que les mèmes disent sur nous, en tant qu’êtres humains? Pourquoi aime-t-on autant les créer et les partager?
Megan : Je pense que c’est notre besoin de contact et de socialisation qui passe par là. Ça fait appel à notre tendance naturelle à imiter les autres, à notre besoin de vouloir faire partie de quelque chose, de sentir qu’on appartient à un groupe.
Stéphane : Le mème a aussi une composante que j’appelle « narcissique », pas au sens pathologique, mais au sens où il permet à un individu de « prendre corps » en ligne, de signifier son existence.
«Les mèmes sont une façon de dire : j’existe, je suis là.»
Les mèmes sont donc une façon de dire : j’existe, je suis là. Que j’aie créé ou non le mème que je repartage, il dit quelque chose sur moi. Et quand mes amis le commentent ou taguent quelqu’un d’autre, il y a comme une communauté d’expérience qui se crée autour de moi.
Enfin, il y a quelque chose de contradictoire aux mèmes, parce que d’un côté, c’est une pratique qui simplifie énormément les communications – on peut utiliser une image au lieu d’une phrase ou d’un paragraphe complet – mais en même temps, les mèmes contiennent toute une série de couches d’informations, c’est-à-dire qu’ils évoquent d’autres choses, font appel à notre bagage culturel, aux choses que l’on a vues, lues ou entendues…
Donc on est des êtres complexes, mais paresseux?
Megan : C’est une bonne façon de le dire! (Rires)
Dans votre livre, on comprend que les mèmes peuvent être des vecteurs de liens sociaux, nous permettre de verbaliser et de partager rapidement des expériences vécues et renforcer notre sentiment d’appartenance à certaines communautés. Mais est-ce que les mèmes peuvent aussi avoir des conséquences négatives?
Megan : Les mèmes peuvent aussi être utilisés comme des armes de désinformation et de polarisation.
Quand on parle de « littératie mémétique », c ’est que quand on voit un mème, il faut être en mesure de ne pas tout prendre au pied de la lettre. Pendant la pandémie, il y a eu une circulation vraiment plus intense de mèmes de conspirations comme QAnon ou des trucs anti-vaccins. Ces mèmes-là avaient peut-être été créés par quelques personnes sur 4Chan juste pour troller, et de fil en aiguille, ça s’est partagé et ça s’est retrouvé sur Facebook, où il y a des gens qui n’ont pas la littératie pour bien les saisir et qui prennent ça pour du cash.
«Les mèmes peuvent aussi être utilisés comme des armes de désinformation et de polarisation.»
Même si c’est virtuel, ça peut créer des conséquences très concrètes dans le monde physique, et même des problèmes de santé comme on a maintenant avec des gens qui ne veulent pas se faire vacciner ou qui ne veulent pas suivre les consignes sanitaires à cause de l’« information » qu’ils ont vue dans des mèmes sur Facebook.
Les mèmes, comme tous les contenus du web, finissent aussi par nous enfermer dans ce qu’on appelle des « bulles cognitives ». À force d’interagir avec du contenu avec lequel on est d’accord, les algorithmes ne nous montrent plus que ça et on finit par se ramasser dans une chambre d’écho. On pense que nos croyances sont partagées par tout le monde.
Dans les dernières semaines, je voyais constamment des mèmes de Squid Game sur mes réseaux sociaux, et c’est ce qui m’a donné envie de regarder la série, parce que je voulais comprendre les espèces d’inside jokes que tout le monde partageait. Donc j’imagine que les mèmes peuvent aussi devenir des outils de marketing?
Megan : Absolument. On les a déjà vu utilisés non seulement pour du marketing, mais aussi dans un contexte électoral, avec les élections américaines en 2016, où Michael Bloomberg avait payé des gestionnaires de pages de mèmes populaires pour qu’ils fassent des mèmes en sa faveur. Sur Instagram, je vois aussi souvent des entreprises qui font de la publicité en utilisant le format des mèmes, mais ça ne marche pas vraiment bien, c’est toujours un peu cringe.
Mais quand ce sont des internautes qui les partagent, ça fait effectivement de la très bonne publicité, pour laquelle les marques n’ont même pas eu besoin de payer.
Stéphane : De l’autre côté de la médaille, ça peut aussi être un terrain très glissant pour les publicitaires.
Il y a quelques années, Kim Kardashian avait été photographiée par Kanye West, allongée sur un lit dans une pose super inconfortable, pour faire la promotion des souliers Yeezys de son conjoint. Ç’a pris une journée que cette image-là avait été transformée en Kim Kardashian sur un jeu de Twister, Kim Kardashian qui courait le marathon de San Francisco… Les internautes ont tourné en dérision la proposition mercantile du couple populaire.
Ça n’a pas empêché les espadrilles en question de se vendre, mais ça montre bien comment c’est délicat de manier la communication mémétique, parce que les entreprises n’en ont pas le contrôle, ça peut toujours se retourner contre elles.
Pour terminer, croyez-vous que les mèmes sont là pour rester? Pensez-vous qu’on les utilisera encore pour communiquer dans 10, 100, 1000 ans?
Megan : Je pense que ça va rester, c’est sûr, mais ça va évoluer d’une manière qu’on ne peut même pas imaginer.
Stéphane : Les mèmes, c’est une nouvelle forme de langage qui a émergé, qui est propre aux communications numériques, alors il n’y a rien qui dit que dans 15 ans, ce n’est pas seulement comme ça qu’on va communiquer en permanence! Il y a toutes les raisons de croire que ça va évoluer en fonction des moyens technologiques qu’on va avoir et qu’on ne connaît pas encore.