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Ce que le pole dance doit aux stripteaseuses

Ce que le pole dance doit aux stripteaseuses

Une vraie « OG » du pole dance nous fait la leçon.

Par
Salomé Maari
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Quand Vanessa Parent quitte Vancouver pour s’installer à Montréal en 2017, les studios de pole dance de la ville se comptent encore sur les doigts d’une main. Elle s’en souvient très bien. Depuis, leur nombre a explosé.

À mesure que le pole dance gagne en popularité et en reconnaissance, sa démocratisation met en lumière une division au sein du milieu. Il suffit de visiter les sites des studios pour constater cette fracture. D’un côté, on revendique la dimension sensuelle et érotique de la discipline en proposant des cours de danse au sol, de danse sur chaise, de talons, aux noms évocateurs comme « sexy flow », « exotic flow », ou « erotika ». De l’autre, on met l’accent sur l’habileté du corps dans des cours de « pole fitness », centrés sur la force et la flexibilité.

Pour Vanessa Parent, instructrice de pole dance depuis près de vingt ans et mieux connue sous le pseudonyme de Sonja Sloane dans cet univers, il est important de ne jamais oublier où est née cette pratique : dans les bars de danseuses. Docteure en histoire de l’art et chargée de cours à l’Université Concordia, elle pose un regard critique sur la tendance qu’ont certains pole dancers à chercher à légitimer leur pratique en se positionnant en opposition à l’image de la stripteaseuse.

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ATHLÈTE, PAS POLE DANCER

« Je suis une athlète, pas une pole dancer. »

Des phrases comme celle-là, Vanessa Parent en a entendu plusieurs à travers les années. Et ça la fait toujours grincer des dents.

« Je n’en reviens pas qu’on en soit encore là », laisse-t-elle tomber dans une salle vide du studio Milan Pole Dance, dans le Vieux-Montréal. C’est ici qu’elle donne des cours dans lesquels elle embrasse l’aspect sensuel de la danse.

Il y a un mois, l’enseignante est tombée sur une vidéo : un homme, qui se présente comme un « athlète de pole », exécute une performance théâtrale et acrobatique autour d’un poteau, habillé comme le personnage de Carl dans le film d’animation Là-haut, un ballon bleu entre les lèvres. Elle aurait sans doute apprécié la vidéo, si ce n’était du message qu’on pouvait y lire, suggérant que le pole dance n’est pas que pour les stripteaseuses. Un message qui, par son opposition au travail du sexe, la titille.

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Selon elle, cette opposition révèle un inconfort enraciné dans la misogynie et le tabou du travail du sexe. Elle saisit alors l’occasion pour expliquer ce qu’elle y voit de problématique dans une vidéo étoffée, déjà visionnée par près de 100 000 personnes sur Instagram. Sa prise de parole a été saluée par de nombreux pole dancers.

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Une publication partagée par Sonja Sloane (@sonja_sloane)

« Il faut de la nuance à la conversation de pole versus strip clubs », souligne l’enseignante à la longue chevelure.

Selon elle, il est primordial de reconnaître que « les origines de la pole sont 100 % dans le monde des strip clubs ».

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UNE PETITE LEÇON D’HISTOIRE

« Au début, les seules personnes qui ouvraient des studios de pole dance, c’étaient des ex-danseuses, parce que c’étaient les seules qui savaient le faire », souligne la docteure en histoire de l’art.

Elle se remémore les premières compétitions de pole dance au pays, telles que Miss Pole Dance Canada à Vancouver, auxquelles elle était elle-même présente. « Ça se faisait en talons! » Elle explique que celles-ci prenaient place dans des bars de danseuses, car ces lieux disposaient déjà des structures nécessaires à la pratique : une scène et des poteaux.

Mais, au début des années 2010, alors que le pole dance commençait à devenir mainstream et que de plus en plus de studios voyaient le jour, le côté sensuel de la pratique s’est vite vu enterré, et le milieu, fracturé.

LE VIRAGE VERS LE « POLE FITNESS » ET L’EFFACEMENT DE L’ÉROTISME

Selon Vanessa Parent, lorsque le pole dance a commencé à se pratiquer à l’extérieur des clubs, les pole dancers ont été contraintes de « jouer le jeu du patriarcat et du capitalisme » en se distanciant du travail du sexe pour légitimer leur art et maintenir leurs studios en vie.

« Il fallait appeler ça du “pole fitness”. Même quand tu enseignais, il ne fallait pas utiliser des termes comme “sexy” », se souvient-elle.

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La pratique attirait alors de nombreuses personnes issues des milieux de la gymnastique et du cirque, qui y ont naturellement intégré des techniques plus acrobatiques.

« Il y avait des gens qui disaient : “Moi, je ne danse pas en talons”, puis “Moi, je n’ai pas besoin d’être sexy pour me faire prendre au sérieux” », raconte Vanessa Parent.

RÉAPPRENDRE À VOIR LE TRAVAIL DU SEXE… COMME UN TRAVAIL

Alors que la tendance était à l’effacement de l’érotisme au profit du sport et du bien-être, Vanessa Parent, elle, a continué à cultiver les liens étroits entre pole et travail du sexe. Mais ce n’est pas arrivé du jour au lendemain.

« Depuis le début de mon parcours de pole, j’enseigne à des travailleuses du sexe, des filles qui sont dans les clubs, qui n’ont pas commencé dans les studios, et qui viennent suivre des cours parce qu’elles veulent apprendre », raconte-t-elle.

Durant ses premières années dans l’industrie, on était à l’ère du postféminisme, un courant qui part de l’idée que l’égalité hommes-femmes est en grande partie acquise, et qui est axé sur l’autonomie et l’individualisme. Le féminisme Lean In, popularisé par la femme d’affaires milliardaire américaine Sheryl Sandberg, prenait aussi son envol, encourageant les femmes à être ambitieuses et à occuper des postes de pouvoir.

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Dans ce contexte, Vanessa Parent se souvient avoir demandé à sa mentore si elle ne devait pas encourager ses élèves qui dansaient dans les bars à envisager d’autres horizons que les clubs.

Celle-ci lui a alors répondu : « Pourquoi? Pourquoi tu ne pourrais pas leur donner des outils, si c’est ça qu’elles choisissent de faire, ou qu’elles n’ont peut-être pas le choix de faire? Pourquoi tu ne leur donnerais pas des outils pour qu’elles puissent devenir excellentes dans ce qu’elles font, qu’elles aient de meilleures conditions de travail, plus de fierté dans leur travail? »

« J’ai comme fait : “Shit, mon féminisme est vraiment inadéquat” », se remémore Vanessa. Un constat qui l’a amenée à revoir son approche.

Son enseignement s’est alors davantage orienté vers ses élèves strippers. Son objectif, en tant qu’enseignante, avait maintenant un but clair : leur transmettre des techniques et des mouvements qui allaient leur permettre de faire le plus d’argent possible.

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« C’est comme ça que j’ai développé mon style érotique. Ça a toujours été informé par les besoins de mes étudiantes qui étaient travailleuses du sexe. »

Photo : gracieuseté de Vanessa Parent

DU STUDIO AU STRIP CLUB

Si le pole dance trouve ses origines dans les bars de danseuses, le milieu du pole dance nourrit lui aussi l’univers des clubs.

« Maintenant, il y a un très réel pipeline qui relie les studios de pole aux strip clubs », reconnaît sans équivoque l’instructrice, en soulignant qu’elle n’y voit aucun problème.

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Elle estime que 20 % de ses élèves sont devenues danseuses, bien qu’elle fasse remarquer que ce nombre ne soit pas représentatif de l’ensemble du milieu, ses cours étant particulièrement axés sur la sensualité.

« Toute ma vie de pole dancer, j’avais au moins trois fois par année une étudiante qui venait me voir pour me dire : “On peut prendre un café ?” Puis là, elle me disait : “Bon, je pense que je suis prête pour les clubs.” »

Dans ces moments, Vanessa Parent a toujours pris le temps de les informer des subtilités et des réalités du travail du sexe. « Moi, je permets à mes étudiants de [danser] dans un environnement où il n’y a pas de honte, où ils sont en sécurité, et sous des regards bienveillants, loin du châtiment moral », explique-t-elle. « C’est pas pareil dans les clubs. Là, il n’y aura pas de regards bienveillants, c’est pas nécessairement sécuritaire. Il y a des soirs où tu feras pas d’argent, où tu vas te faire rabaisser. Il faut que tu sois prête pour ça. »

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LA SENSUALITÉ COMME OUTIL D’ÉMANCIPATION

Au-delà des chemins qui mènent aux clubs, le parcours d’enseignante de Vanessa Parent raconte aussi quelque chose de plus intime. La sensualité et l’érotisme ont façonné sa relation avec son corps, lui permettant de l’habiter pleinement dans un système où elle se sentait aliénée.

« La pole, entre mon travail académique et [ma] pratique, me donnait une sphère, un moyen pour désapprendre des enjeux que j’avais internalisés et qui ne m’appartenaient pas. Comme la honte, l’idée que le plaisir, quand tu es dans un corps sur lequel on a imposé des normes […], c’est quelque chose à quoi tu devrais résister, que tu devrais mériter. »

Elle raconte que l’érotisme et la sensualité se sont révélés à elle comme un véhicule transformateur. « C’est une partie importante de mon féminisme », souligne-t-elle.

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« Puis, la reconnaissance du travail du sexe en fait également partie. »

« IL FAUT SUPPORTER NOS SŒURS »

Pour Vanessa Parent, il ne suffit pas de reconnaître que le pole dance est né dans les bars de danseuses : il faut supporter le travail de ces dernières et le rôle complexe qu’elles jouent dans notre société.

« Elles sont la psychologue, la maman, l’amoureuse, la meilleure amie. Tout ça, en l’espace d’une danse. Elles sont aussi le punching bag émotionnel pour la personne frustrée qui veut juste rabaisser quelqu’un pour exercer sa dominance parce qu’elle se sent impuissante dans le monde. »

Elle avance qu’ainsi, elles remplissent tous les rôles qu’on exige que les femmes jouent au sein d’un couple, sauf qu’elles le font pour l’argent. « Et on est très inconfortable avec la réalité de cette transaction. »

AU-DELÀ DES DIVISIONS

Face au gouffre qui se creuse entre des visions opposées du pole dance au sein du milieu, Vanessa Parent ne cherche pas à reproduire une telle dualité. « Je ne trouve pas ça productif », dit-elle. Pour elle, l’important, c’est d’arrêter de se juger et, surtout, de ne jamais perdre de vue d’où on vient.

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Et puis, au bout du compte : « It’s just pole dancing. It’s not that deep », laisse tomber la OG, un sourire en coin.

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