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Catherine Vachon, la cheffe du resto le plus populaire (et le moins cher) en ville
Le repas du midi est prévu dans trente minutes, mais déjà une longue file s’allonge jusqu’à la rue. On gèle, mais les clients passent leur vie à l’extérieur. Et aucun froid sibérien ne les empêche de manger ici trois fois par jour, à l’année longue.
Bienvenue à la cantine de la Mission Old Brewery, le restaurant le plus populaire en ville, avec ses 1000 repas servis quotidiennement ET gratuitement. C’est 365 000 repas par année.
Le resto a beau être le plus fréquenté à Montréal, il ne rapporte pas une cenne. Pire, on ne lui a même pas encore trouvé de nom.
Le resto a beau être le plus fréquenté à Montréal, il ne rapporte pas une cenne.
« La cafétéria du Pavillon Webster? », tente, presque déçue, la cheffe du service alimentaire Catherine Vachon, qui m’accueille dans son imposant bouiboui.
La jeune femme de 31 ans gère depuis un an et demi les cuisines de la plus grande ressource pour hommes sans-abri au pays.
Cette nutritionniste de formation est à la tête d’une petite équipe et de quelques bénévoles, qui mettent – littéralement – la main à la pâte chaque jour.
Elle me conduit dans son «bureau» au fond de la cuisine, une pièce exigüe sans fenêtre avec un ordinateur et le menu de la semaine collé au mur.
À l’ardoise ce midi : chops de porc, sauce canneberge et riz.
Tributaire des dons en nourriture – principalement via Moisson Montréal – Catherine ne peut pas prévoir ses menus longtemps à l’avance. « Ça vient en palette de plusieurs supermarchés. Je commence le dimanche et je fais un squelette de menus pour la semaine. Là j’ai reçu une chiée de jambons, alors je peux en faire à l’ananas et à l’érable», raconte l’as de l’ardoise, pendant qu’un cuisinier coupe des légumes sur une grande table derrière.
Tout près, une autre employée s’affaire à cuire des pâtes dans une immense marmite. Une telle quantité me fournirait en pâte pour un an, mais sera engloutie entièrement au souper, où sont attendues 500 personnes.
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Catherine Vachon intègre à son menu un ou deux repas végétariens par semaine. Elle ne s’en cache pas : elle tend vers le végétarisme, sans l’imposer. «Je leur ouvre l’esprit un peu. Mon premier cari au coco végé m’a valu un «KESSÉÇA! J’AI TU L’AIR D’UN CHINOIS!», imite Catherine, dans un éclat de rire contagieux.
La clientèle de plus en plus éclectique renforce la volonté de la cheffe à varier ses recettes. « Beaucoup de clients sont issus de l’immigration, ne mangent pas de viande, donc je prévois toujours un truc végétarien, du tofu, des légumineuses », décrit-elle.
Mais en général, les «classiques québécois» demeurent les plus populaires, comme le poulet frit avec des frites ou l’indémodable spaghetti sauce bolognaise.
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Elle et son équipe cuisinent environ 200 repas le matin, même chose à l’heure du lunch, pour nourrir les résidents du refuge. Ce nombre grimpe à 500 le soir, où n’importe qui peut se présenter, sans réservation. «On fournit aussi les repas pour la ressource externe pour femmes et pour les gens hébergés ici lors des froids extrêmes», ajoute Catherine.
Côté contrôle de qualité, des inspecteurs de la Ville débarquent de temps en temps, mais quelqu’un s’acquitte au quotidien de cette tâche à l’interne. «La viande arrive congelée, mais les fruits et légumes sont parfois pourris, il faut les jeter», souligne l’inspecteur en résidence.
«J’ai plein de monde à qui il manque des dents, ont des allergies et font du diabète chronique j’ai pas le temps de dire : hey M. Serge, pas deux morceaux de gâteau là!»
Les problèmes de santé mentale et physiques sont légions dans la rue, ceux de malnutrition aussi, mais Catherine Vachon n’a pas le temps ni les moyens de dealer avec les restrictions alimentaires de chacun. «J’ai plein de monde à qui il manque des dents, ont des allergies et font du diabète chronique j’ai pas le temps de dire : hey M. Serge, pas deux morceaux de gâteau là!»
Les problèmes d’obésité aussi sont nombreux, ajoute la cheffe. «Plusieurs sont complètement déconnectés de leurs signaux de faim et de satiété vu qu’ils ont souvent été dans un contexte de manque», explique-t-elle.
À hauteur de souper
Plus que quelques minutes avant le début du service. L’odeur se répand partout dans les cuisines et la salle à manger, qui jouxte le café Mission, ouvert en tout temps.
Avant le rush, Catherine m’offre une visite du sous-sol, où la bouffe est entreposée.
La viande, le lait et les légumes sont répartis dans les congélateurs ou réfrigérateurs, tandis que la nourriture sèche est stockée sur des rayons.
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«Un souper correspond à une palette de ma hauteur environ, tandis que c’est la moitié pour un diner», m’illustre la cheffe, en me mimant live son système de calcul des portions inusité.
«On les garde à l’intérieur parce que les gars partent avec le carton ou jettent toutes sortes de choses, même des sous-vêtements.»
Le sous-sol c’est aussi l’antre de Robert, qui travaille ici depuis sept ans, dont trois comme employé. «J’ai commencé comme bénévole parce que la cause me tient à cœur, on m’a ensuite proposé une job», raconte le magasinier, en train de trier les légumes reçus. «J’aime ça en bas, c’est tranquille», ajoute-t-il, près d’une dizaine de grosses bennes à recyclage. « On les garde à l’intérieur parce que les gars partent avec le carton ou jettent toutes sortes de choses, même des sous-vêtements », souligne Catherine.
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Le repas est enfin servi à l’étage. Catherine remet son filet obligatoire sur sa crinière et remonte.
« Comme on sert du porc, le repas végé sera populaire aujourd’hui », prédis un des préposés au service, faisant référence à la clientèle musulmane.
Un accommodement culinaire qui donnerait des indigestions à certains chroniqueurs pendant un mois.
On ne leur donnera pas le temps de crier «Tokébec icitte», les premiers clients se présentent au comptoir à la queue leu leu, leur cabaret dans les mains.
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« Je mange ce qu’il y a dans l’assiette »
«Pas de salade», «pas de sauce», «plus de sauce», «pas de biscuit» : le service est rodé au quart de tour et chaque client y va de sa préférence. «Bon appétit», répète chaque fois l’employée au bout de la chaine, en tendant un cabaret bien rempli au client.
Assis seul près de la fenêtre, Shane achève déjà son assiette. «C’est mon tout premier repas ici, je suis arrivé aujourd’hui. Je ne m’attendais pas à ça», se réjouit en anglais cet Ontarien, qui n’a toutefois pas l’intention de profiter longtemps de la cuisine de Catherine Vachon.
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À quelques tables de là, les vétérans Michel et André semblent des clients plus difficiles. «Le menu laisse à désirer : du riz, du riz, pis du riz, on n’a presque plus de patate!», s’exclame André, qui ajoute être « tanné en esti » de manger des pâtes. «Il n’y a pas de salière, de moutarde avec le jambon et le porc est dur comme de la roche», enchaine son compagnon, en exagérant une démonstration avec la pièce de viande dans son assiette. «Les repas végés sont bons», concède-t-il au moins.
«Moi je mange ce qu’il y a dans mon assiette. De toute façon, tout est bon!», louange un peu plus loin Pierre, approuvé par ses voisins de table.
Malgré ces quelques critiques, la plupart apprécient les repas et n’ont rien à redire. Suffit de voir la vitesse avec laquelle les assiettes se vident. «Moi je mange ce qu’il y a dans mon assiette. De toute façon, tout est bon!», louange un peu plus loin Pierre, approuvé par ses voisins de table. «La bouffe est super bonne, mais les repas adaptés pour les autres religions, ça me gosse vraiment», confie pour sa part Francis.
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À la table voisine, un monsieur amputé des bras mange directement en inclinant la bouche dans son assiette. Le genre de vision qui te rappelle que tes problèmes sur terre sont très insignifiants.
«Bon repas, merci!», lance au même moment un homme à Catherine en lui faisant un fist bump dans l’entrée de la cuisine.
Un autre client demande à la cheffe s’il peut la photographier. Catherine se prête au jeu. Elle adore sa clientèle, qui lui rend bien. Elle est d’ailleurs traitée aux petits oignons par «ses gars», hormis de rares exception. «Il y en a un qui me suivait partout. Il me disait : toé pis moé au début du mois, on part cinq jours à l’hôtel!», se remémore Catherine, qui travaille toujours avec un walkie-talkie au cas où.
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La popularité de la cheffe se fait aussi sentir jusque dans la plonge. «She’s one in a million», résume Khalid, un réfugié éthiopien arrivé au Québec en 2017 et en poste ici depuis plus d’un an.
«Juré, je ne l’ai pas menacé pour me dire ça!», lance Catherine, dans un autre éclat de rire.
Khalid assure que c’est vrai, mais pas le temps de développer, les assiettes s’empilent déjà dans sa plonge.
Le deuxième rush commence.