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Casino Royale des pauvres

Par
Hamza Abouelouafaa
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À une certaine époque, je menais une double vie. Non, je n’étais pas professeur d’archéologie d’Oxford le jour, et profanateur de tombes égyptiennes le soir. Rien d’aussi glorieux, en fait, j’étais commis dans un club vidéo et le soir venu, je me transformais en joueur de poker dans un bar miteux de la rue Masson.

Ces deux identités se chevauchaient avec une certaine cohérence. L’une vivait entourée de films, l’autre était cerclée par des personnages dignes de films.

Le commis vidéo a accès à votre psyché profonde, il devine votre état d’âme du moment. Un club vidéo, c’est un peu comme un immense jeu de tarots. Les cartes se substituent aux pochettes de DVD, et il est aisé de deviner vos intentions et d’y lire votre futur selon votre prise du jour.

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Ex : Louer Love actually le 14 février, c’est clairement un signe de détresse. Si vous louez la trilogie de Rambo un samedi soir, vous n’avez que vous à blâmer pour votre vie sexuelle anémique.

Le joueur de poker, lui, tente aussi de vous percer. Quelques fois, c’est un geste nerveux, un tic, une paupière qui tremble, un regard qui flanche, une hâte ou une retenue exagérée dans les gestes qui vous trahit.

Le commis et le joueur, au fond, sont des sociologues un peu voyeurs.

Le club vidéo et le bar miteux se partageaient un morceau de la rue Masson. Les deux se savaient en voie d’extinction, les deux devinaient leurs morts prochaines. Masson commençait à les trouver ringards et ne savait pas trop comment leur dire :

— Écoutez, hum… faut qu’on se parle.

— Plait-il?

— Vous êtes cute, mais je pense que nous trois, ça peut plus vraiment marcher là.

— Bin là, rétorque le club vidéo, les gens adorent se déplacer pour louer un DVD qui fonctionne au moins 80% du temps!

— Ouin, s’époumone le bar miteux. Les gens ont soif de bières locales; la Tremblay, la Molson Ex!

— Je sais, je sais, mais ton bar s’appelle le Gémeaux, c’est écrit dans le ciel que ça sent la cigarette même si la loi contre l’interdiction de fumer est passée.

— Oui, mais j’ai plein de clients fidèles!

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— Tes clients sont des piliers de bar aussi bancals que les fondations de la tour de Pise. Pis toi, Netflix, ça te dit quelque chose?

— Hein, le club vidféo feignant le la surprise, Netflix? Une mode passagère!

Les pauvres, ils se savaient anachroniques, ils avaient conscience de leurs obsolescences et tentaient de s’accrocher comme ils le pouvaient.

Dans leurs chutes respectives, ils ont misé sur les vices humains : sexe et jeu de hasard.

Le club vidéo misait sur sa section XXX ridiculement grosse pour se refaire une autre clientèle. Tsé la clientèle qui ne connaît pas l’existence d’internet. Dans cette section, on avait davantage de chances de tomber sur la version porno d’un film de Woody Allen qu’un véritable film de Woody Allen; on y proposait même des accessoires sexuels.

En tant que commis, il n’était pas rare de vendre un vagin en silicone, du Poppers, un sac de Skittles et le dernier film des frères Cohen dans la même transaction. Le mix le plus abominable que j’ai vu passer a été un film de BDSM extrême nommé Woman in pain II et le film de Denis Villeneuve, Polytechnique.

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Le bar miteux lui, misait sur ses soirées de poker illégales. Vers 23h, le bar se remplissait d’une faune hétéroclite, une gang d’éclopées addict aux cartes. Autour d’une table, on trouvait le gars qui est sorti de prison, la vielle dame qui flambait ses économies, le gars édenté, la fille un peu laide, mais que tous les gars draguaient, le commis vidéo, le docteur, des cols bleus, des papas monoparentaux, etc.

J’aimais me fondre à eux, me mêler à leurs tourments et leurs joies. Quand une couleur battait une suite, j’aimais entendre les “OHHH”, et les “AHHH”. J’aimais le bruit des jetons qui s’entrechoquaient dans leurs mains. Certains les faisaient culbuter entre les doigts comme deux voltigeurs du Cirque du Soleil.

Il y avait des phrases poétiques du genre “Deuces never lose” ou “Show one, show all” qui étaient chose courante. Ça rimait, donc c’était légit. La blague la plus commune quand un gars en bluffait un autre était :

— Tu avais quoi comme paire?

— Une paire de couilles!

On l’entendait tout le temps, mais on la riait à chaque fois.

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Au Gémeaux, c’était tous les soirs Casino Royale sans le casino, sans Monaco, sans le méchant qui voulait dominer le monde, sans martini, sans Daniel Craig, sans fortune, sans smoking, sans M.

Il n’y avait pas d’Aston Martin garée devant le bar, ni de portier, mais quand tu gagnais une main avec une full house, tu étais respecté. Quand le gars qui venait de sortir de prison te lançait un regard complice qui semblait dire “Nice bro”, tu avais le sentiment grandiose d’être Al Capone pour une minute.

Évidemment, Masson s’est débarrassé du bar et du club vidéo qui n’étaient plus que des anomalies, deux impotents sur respirateur artificiel. Mais à chaque fois que je me prends de nostalgie pour ces deux bas lieux, je me retape Casino Royale sur Netflix en sniffant une bouteille de Poppers, et je me dis “Deuces never lose”.

***

Pour lire un autre texte d’Hamza Abouelouafaa : “Le règne végétal”

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