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Cartels et pinatas : récit d’une famille mexicaine qui résiste à sa déportation

Elle nous raconte son quotidien dans une église de Sherbrooke.

Par
Simon Painchaud
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Quand les dirigeants de l’usine où elle travaille lui annoncent qu’ils fermeront leurs portes, Georgina a une pensée pour son vieux rêve : cuisiner. En 2017, dans une petite ville manufacturière du Mexique, Georgina Flores et Manuel Rodriguez décident d’acheter la vieille maison de la mère de Georgina pour en faire un restaurant. Ils rénovent le rez-de-chaussée et s’installent au-dessus avec leur fils Manolo. Des portes se ferment, d’autres s’ouvrent sur l’avenir; c’est une histoire ordinaire dans les couloirs venteux de toute vie humaine.

Les affaires vont bien, car leur restaurant est situé en face de l’université. Puis, les appels débutent quelques mois plus tard. Au bout du fil, des voix exigent à la famille de l’argent contre une « protection financière mensuelle ».

Au Mexique, le cartel Los Zetas – formé d’anciens membres des forces spéciales mexicaines – impose son joug par l’extorsion, les kidnappings et les exécutions brutales. Les membres de la famille Rodriguez-Flores refusent de céder aux demandes et à la pression de vendre de la drogue dans leur établissement. Ils savent que leurs convictions ont un prix.

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En 2018, après une année d’activité, leur restaurant est incendié par les hommes de main du cartel. Georgina et son mari prennent la décision de quitter le pays immédiatement. Ils laissent derrière eux leur fille, son mari et leur petite-fille. Surplombant leur quartier, une statue de Jésus de 22 mètres de haut est témoin de leur fuite. Ils amènent avec eux leur foi immense.

À leur arrivée à l’aéroport Trudeau, Georgina, Manuel et Manolo, alors âgé de 15 ans, se présentent à la douane et demandent l’asile. On leur refuse, car ils ont déjà fait une première demande d’asile en 2009, alors qu’ils étaient menacés d’extorsion et d’enlèvement par les cartels. Le trio est arrivé par le poste frontalier de Saint-Bernard-de-Lacolle, il est donc refoulé le jour même aux États-Unis, en vertu de l’entente sur les tiers pays sûrs. Aux yeux du gouvernement, il s’agit pourtant d’une demande d’asile. Toutefois, personne n’a entendu son histoire. L’équation est simple : pas d’audience, peu de chances d’être reçus.

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Neuf ans après sa première tentative, la famille entre tout de même au Canada sous l’acronyme glauque, presque prophétique, ERAR, pour « évaluation des risques avant renvoi », ou « rare » si on le lit à l’envers. Une catégorie où le pourcentage d’acceptation des demandes est faible. Bouée de quatre lettres à laquelle trois humains s’accrochent.

Je fais la rencontre de Georgina, Manuel et Manolo alors qu’ils se terrent depuis 290 jours dans l’église Plymouth Trinity à Sherbrooke, fuyant leur avis de déportation. Entre leur arrivée en sol canadien et cette rencontre, trois années se sont écoulées. Des emplois au Canac et au Canadian Tire, des services ménagers. Des centaines d’heures passées avec leur fille, leur gendre et leur petite-fille venu.e.s les rejoindre pour vivre « juste au bout du corridor » de leur appartement à Sherbrooke.

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Trois années pour se reconstruire et espacer les terreurs nocturnes. Trois années pour finalement apprendre que leur dossier a été bâclé par leur avocate et que la preuve au dossier est incomplète. Trois années pour prendre racine sur la minuscule parcelle de terre qui sépare la peur de l’espoir.

Puis, le 7 octobre 2021 arrive. Un avis de déportation officiel qui les renvoie dans le mauvais pays, le Guatemala. Ils changent d’avocat, tentent d’obtenir un sursis. « C’est une erreur, c’est seulement une erreur », se disent-ils. Alors ils tentent le tout pour le tout. Le 8 novembre 2021, ils défient l’ordre de déportation et referment la porte de l’église derrière eux.

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Boiseries et solitude

Ils me reçoivent dans le salon au deuxième étage de l’église. Les membres de la famille m’expliquent ce qu’ils souhaitent obtenir du ministre fédéral de l’immigration : un simple permis de séjour temporaire qui leur permettrait de sortir et de travailler, en attendant une vraie audience, telle que la loi le prescrit. Et qui sait, peut-être espérer demeurer en vie. Car selon leur avocat Stewart Istvanffy, une déportation est « un aller direct vers la mort ».

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Une lumière chaude de fin d’après-midi perce les fenêtres, des érables se balancent dans le stationnement, un autobus de la ville redémarre. Et pourtant, cette impression au ventre de ne pas appartenir à la même réalité qu’eux. À quoi ressemble le quotidien lorsqu’on s’accroche à un miracle? Comment vit-on à trois, enfermé entre les quatre murs de sa tête et d’une église vide?

Juste au-dessous de son pendentif orné d’une croix, Georgina porte un appareil auditif pour combler le déficit de son ouïe. Pourtant, en matière d’écoute, elle s’y connaît. La mère de famille est le point de convergence du spleen de son fils et de la langueur de son mari. Vivre dans l’intimité extrême amène nécessairement des confrontations au quotidien. Le doute, la colère, la gratitude et l’amour s’entremêlent comme l’eau et la farine, pour en faire une colle épaisse qui moule les jours.

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Sa souffrance, elle la garde pour elle. « Pendant le jour, je ne pense pas, je cuisine ou je suis là pour eux, relate-t-elle. C’est la nuit que je vis mon angoisse. Quand je me réveille en sursaut, je me dis que c’est un mauvais rêve que je sois ici. »

Tous les matins se ressemblent, seule l’empreinte laissée par les larmes séchées sur ses joues est différente. Malgré l’aide des trois psychologues bénévoles qui contribuent du mieux qu’ils peuvent à l’hygiène mentale de la famille, la solitude est abyssale. « À la fin de la journée, on est seuls avec nos pensées », ajoute Manuel. « Et avec Dieu », corrige Georgina.

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Si Georgina oublie tout quand elle est aux fourneaux, l’échappatoire de Manuel se trouve dans l’art. Il dessine Rome, Londres, Paris, Tokyo. « Des endroits où je ne suis jamais allé », dit-il. C’est un moment de liberté, une fuite hors des murs. Il poursuit : « Quand je fais la vaisselle, je regarde par la fenêtre les gens qui passent. Je rêve de sortir sous la pluie jusqu’à être complètement trempé. »

Quand Manuel parle, ses yeux se ferment doucement, comme s’il basculait entre un ailleurs et un ici. « J’ai tellement de choses dans ma tête. J’ai toujours eu une bonne mémoire, mais depuis quelque temps, ce n’est plus ce que c’était. » Son psychologue lui a dit que c’est l’effet du stress chronique sur le cerveau. « J’aimerais mieux être en prison, parce que je paierais pour ce que j’ai fait et j’aurais une date de sortie, poursuit-il. Nous n’avons rien fait de mal. » Ils ont échappé de justesse à l’horreur, ils vivent à temps plein leur descente aux enfers.

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C’est à sa petite-fille qu’il demande de lui ramener des biscuits du dépanneur. C’est leur secret de contrebande à eux.

Manuel et sa famille ont appris à recevoir, à accepter de se faire aider. De l’aide inconditionnelle de leur famille immédiate, mais aussi de toute une communauté. Un comité de quatorze personnes bénévoles chapeauté par le pasteur dévoué de l’église, Samuel Vauvert Dansokho, se relaient pour faire leur épicerie, initier des vigiles, faire des levées de fond. Leur offrir un peu de dignité et d’espoir, en attendant. « Mis angeles » (« Mes anges »), dit Georgina, les yeux rougis.

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« Un rappel que notre joie a disparu »

Le couple de réfugié.e.s met aussi la main à la pâte. Depuis quelques mois, ils fabriquent des pinatas, pour égayer des fêtes d’enfants. Georgina me montre les photos sur son téléphone : des personnages de Pat Patrouille et des dinosaures immenses. C’est Manuel, l’artiste, qui fait les plans, puis ensemble, ils montent la structure, rembourrent avec des circulaires du Canadian Tire et décorent le tout avec du papier de soie. Ce travail rapproche le couple, l’afflige aussi. « La pinata est le symbole de la fête au Mexique. Chaque fois que nous en fabriquons une, c’est un rappel que notre joie a disparu », dit Manuel.

La lumière meurt doucement, la vie à l’extérieur semble avoir changé de tonalité. Je demande à Manolo, leur fils de 6 pieds 3, de me faire une tournée du lieu. Il boite; une infection à un orteil depuis quelques mois le fait grimacer.

Dans la pièce principale, on ne peut pas manquer les panneaux lumineux rouges et ironiques sur lesquels le mot « sortie » est indiqué. Une balustrade, un tableau sur lequel un drap est rabattu, des chaises empilées, une pinata au sol; un peu plus loin, les vestiges d’un théâtre abandonné. Trois fantômes humains le hantent.

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Manolo m’amène jusqu’à son repère, son minuscule gym. Un de ses amis a construit un banc avec des deux par quatre pour qu’il puisse soulever des haltères, rendre supportable le poids des jours et des nuits sur son torse. Manolo parle peu; derrière son sourire se cache une fêlure. Il dit qu’il aimerait retrouver ses amis, l’école, son emploi chez Mr. Puff. J’ai déjà été ce garçon de 19 ans. Nous baissons tous les deux les yeux.

Je prends quelques photos des lieux et des membres de la famille. Puis, l’image apparaît. La pinata. Dans ce symbole, toute leur histoire s’incarne : une carapace, des murs à briser, une liberté à retrouver, un récit à faire éclater au grand jour. La pinata, ce petit cheval de Troie pour dire à tous qu’ils sont toujours vivants et disposés à se battre. Un pied de nez à la mort.

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Ils me reconduisent à la sortie de l’église, droits et dignes. La porte se referme en émettant un petit déclic, comme le son mécanique d’une horloge qui tourne.