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Cannibal Corpse : extrêmes, mais surtout extrêmement heureux

« Quand tu fais de l’art extrême, c’est pas tout le monde qui va comprendre ou même accepter ce que tu fais. »

Par
Benoît Lelièvre
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La première fois où j’ai entendu la musique de Cannibal Corpse, ça provenait de la fenêtre d’un appartement situé au troisième étage d’un immeuble, à Port-Cartier. C’était une chanson de l’album Butchered at Birth ou Tomb of the Mutilated, je ne me rappelle plus trop. « C’est du Cannibal Cop, » m’avait alors lancé un certain Guy Alain-Rioux avec le sourire fendu jusqu’aux oreilles. On parlait pas trop trop anglais à l’époque.

C’était en 1992 ou 1993. Le death metal était encore un phénomène relativement jeune. Dans le vortex culturel qu’étaient les années 90, leurs titres de chansons cauchemardesques et la texture on ne peut plus particulière de leur musique avaient l’effet de chants de sirènes pour les jeunes de mon âge, au grand désespoir de nos parents: Hammer Smashed Face, Staring Through the Eyes of the Dead, Mummified in Barbed Wire, etc. Vous avez compris le principe, mais il y en a de moins présentables encore.

Les années ont passé, je suis devenu adulte et je n’ai jamais cessé d’écouter la musique de Cannibal Corpse. Ils n’ont jamais non plus cessé d’en écrire et, surtout, leur enthousiasme pour l’horreur et l’extrême ne s’est jamais dissipé. Aujourd’hui dans la cinquantaine, le groupe verse plus que jamais dans l’imagerie choquante et dans l’extrême sonore. Ils étaient de passage à l’Olympia la semaine dernière pour nous présenter leur nouvel album, Chaos Horrific.

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J’en ai profité pour demander à leur batteur Paul Mazurkiewicz la question qui brûle les lèvres de tout le monde depuis 35 ans: ça ressemble à quoi, la vie d’un membre de Cannibal Corpse?

L’art subtil de s’en foutre

Sainte-Catherine est piétonne dans le village pendant l’été. Les trottoirs sont jonchés d’âmes errantes intoxiquées à la recherche d’un peu de réconfort. Je me suis présenté au gérant de tournée de Cannibal Corpse sur WhatsApp il y a environ 1h, comme convenu avec l’équipe des relations de presse de leur étiquette de disques Metal Blade.

Pas de « cool », « heureux de faire ta connaissance » ou de « on t’attend » en retour. Juste une série d’instructions venant d’un compte avec un plongeur sous-marin comme photo de profil, comme si je m’en allais rencontrer Barack Obama. Ça m’amuse beaucoup.

Devant moi, une fille qui porte le célèbre chandail Fuck Me Jesus du groupe Marduk (celui avec une fille qui s’insère un crucifix dans le péteux dessus) se rend au spectacle. Ça fait trente ans que je vois du monde porter ce chandail. L’idée qu’il existe des circonstance où c’est encore correct de porter ça me réconforte.

Oui! Oui! Ce chandail existe et il est encore populaire.
Oui! Oui! Ce chandail existe et il est encore populaire.
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Je suis les instructions du gérant de tournée comme un bon élève et me fraie un chemin jusqu’au stationnement de L’Olympia, où il m’attend caché entre deux autobus de tournée. Il me fait signe de m’approcher. Paul Mazurkiewicz apparaît éventuellement à ses côtés, vêtu d’un t-shirt et de shorts de sports à l’effigie des Sabres de Buffalo, l’équipe de sa ville natale. Il y a quelques heures, je portais (à une équipe sportive près) à peu près la même chose. Mazurkiewicz fait environ ma taille, mais les années passées penché au-dessus de son instrument lui ont légèrement voûté le dos.

Enfin!

« À l’époque où j’ai eu ma fille (ndlr: elle finit l’école secondaire cette année, donc 2005 ou 2006), le death metal était déjà beaucoup plus accepté socialement, » me raconte Mazurkiewicz dans une petite salle mal éclairée au sous-sol de L’Olympia. Le genre d’endroit où on peut faire un petit somme incognito avant un spectacle. « À nos débuts, je ne fréquentais pas nécessairement des cercles sociaux où mon emploi du temps aurait pu choquer ou causer problème. Donc, ça s’est pas mal toujours bien passé pour moi. À 99,9% du temps, les gens sont ouverts d’esprit. J’ai beaucoup de ‘wow, j’y crois pas’ et de réactions du genre. Les gens connaissent presque tous le nom Cannibal Corpse, même s’ils ne connaissent pas la musique. »

Mazurkiewicz me confie essayer de ne pas accorder la moindre pensée à ses critiques. Elles ont pourtant été légion au fil des années.

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En 1995, le sénateur (et éventuellement candidat à la présidence américaine) Bob Dole accusait publiquement Cannibal Corpse et les groupes hip-hop Get Boys et 2 Live Crew de faire honte à l’Amérique. Un an plus tard, une autre campagne sénatoriale visant le groupe faisait pression sur leurs étiquettes de disques respectives pour couper les liens avec eux.

Cannibal Corpse a aussi été banni en Australie pendant dix ans et pendant plus longtemps encore en Allemagne. Malgré la pression et les complications, Mazurkiewicz regarde l’adversité avec philosophie: « Quand une figure politique s’attaque à nous, ils ont presque toujours d’autres idées derrière la tête. Des motivations ultérieures pour lesquelles ils veulent qu’on serve d’exemple et ce sont nos fans qui en souffrent le plus. Pendant plusieurs années, on n’a pas été capable de jouer Hammer Smashed Face là-bas. T’imagines? Aller voir un spectacle de Cannibal Corpse où ne joue pas notre plus grand succès. »

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Il me raconte aussi que le groupe y a été longtemps incapable de vendre leurs premiers albums à leur table de merch pendant leurs concerts. « On nous demandait de les garder dans une boîte fermée, sous la table. C’était complètement fou. »

À travers les époques et les épreuves, le groupe a cependant cultivé ce que le gourou du développement personnel Mark Manson appelle l’art subtil de s’en foutre. Tellement que Mazurkiewicz ne peut pas me donner de dates précises en rapport aux événements dont on discute. Il ne peut pas me confirmer non plus quel est exactement leur statut légal en Allemagne. « On est des gars heureux. On fait ce qu’on aime. Ce qui nous motive, c’est notre passion conjointe pour la musique qu’on fait. C’est pas plus compliqué que ça. »

Comment donc est-ce qu’on devient Cannibal Corpse?

« On se connaissait tous professionnellement. On avait joué quelques spectacles sur les mêmes lineups. On a donc décidé de se réunir pour jammer ensemble à un moment où nos groupes respectifs perdaient tous des membres. La scène métal de Buffalo n’est pas très grande, alors on s’est retrouvés pas mal vite avec des engagements. On avait des spectacles à l’horizon, mais par encore de nom. C’est notre bassiste Alex qui est arrivé avec le nom ‘que dites-vous de Cannibal Corpse, les gars?’. » m’explique-t-il

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Le nom a vite fait l’unanimité. Dès le lendemain, le groupe s’appelait officiellement Cannibal Corpse. Avant même de célébrer son premier anniversaire, les membres signaient leur premier contrat de disques avec Metal Blade, avec qui ils sont toujours aujourd’hui. Leur son était très différent à l’époque. « Ce que t’entends sur Eaten Back to Life, c’est pas mal nos 11 premières chansons. Il a fallu qu’on écrive en studio parce qu’on n’en avait pas assez. On a fini avec 13 chansons en tout, mais il y en a deux qu’on n’a jamais enregistré. On les a éventuellement sorties sur notre coffret anniversaire pour nos 25 ans. »

Beaucoup d’adeptes ont connu le groupe par l’entremise de leur caméo dans le film Ace Ventura : Pet Detective avec Jim Carrey. Paul Mazurkiewicz affirme avoir reçu plusieurs témoignages à cet effet, mais ne pas nécessairement avoir vu de retombées quantifiables au niveau financier ou professionnelles. « Les choses allaient déjà très bien à l’époque. On avait trois albums derrière la cravate et on avait The Bleeding qui s’en venait. J’ose croire que notre trajectoire n’aurait pas été si différente sans le film », me confie-t-il.

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La dignité extrême

Si je me fie à l’allure de Paul Mazurkiewicz et à sa dégaine affable, le death metal garde le corps et l’esprit jeunes. Il vient tout juste de fêter son 55e anniversaire, mais je n’ai jamais l’impression au cours d’une conversation que je discute avec « un monsieur » ou un personnage qui appartient à une autre époque que la sienne.

Les musiciens rock ne vieillissent pas tous gracieusement alors je lui demande son secret. Ça le fait sourire.

« La vérité, c’est qu’on est chanceux », affirme-t-il après avoir réfléchi à sa réponse. « Il y a des gars qui perdent leurs cheveux. D’autres qui prennent du poids plus facilement. La génétique joue un rôle là-dedans. »

Il m’explique aussi que le groupe essaye de s’adapter avec l’âge. Qu’il pratique plus souvent et plus rigoureusement afin de garder son corps en état de jouer une musique exigeante. Les morceaux ont eux aussi été adaptés. « Notre nouvel album, Chaos Horrific, c’est peut-être notre plus intense et brutal à date. Mais c’est pas le plus rapide. Il n’y a pas beaucoup de blast beats (ndlr: une technique particulièrement éreintante). C’est un autre facteur qui va avoir un influence sur notre longévité. »

Mazurkiewicz me raconte aussi être une personne très active. Il vit sur une ferme avec sa fille et élève des animaux qu’il ne mange pas, parce qu’il est végétarien depuis 20 ans.

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« Au bout de la ligne, on aime ce qu’on fait. On était des ti-culs qui voulaient jouer du death metal et on réussit à gagner notre vie avec ça. Quand on fait ce qu’on aime, on ne se tanne jamais et la passion se ressent. Peu importe comment tu vieillis physiquement, la passion c’est quelque chose qui ne vieillit jamais. »

Cannibal Corpse ont joué un immense spectacle le soir venu. Ils bougent peut-être un peu moins sur scène que lorsque je les ai vus au festival Polliwog dans les années 90, mais la même intensité brûlante transperce leur musique en 2023. Peu importe ce que le futur leur réserve, les gars de Cannibal Corpse ont gagné leur pari.

Les métalleux sur l’adrénaline se mêlent aux âmes errantes sur Sainte-Catherine à la sortie du spectacle. La fille au chandail Fuck Me Jesus verse une poignée de change dans le solo cup d’une personne dans le besoin qui sollicite sa générosité. Pendant un moment, tout le monde sourit.

Pendant un moment, tout le monde semble bien.

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