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Ça prend un village pour définir le Village

Quand le quartier gai devient le quartier inclusif. 

Par
Hugo Meunier
Hugo Meunier
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Village gai ou Village inclusif? Là est la question.

Bon, c’est pas vraiment une question en fait, puisque le débat a été tranché il y a plusieurs mois déjà par un rebranding de l’emblématique tronçon de la rue Sainte-Catherine, s’exprimant désormais à coup d’affiches jaunes avec les inscriptions « quartier inclusif » ou simplement « Village ».

Ce « revampage » axé sur l’inclusivité tous azimuts inclut également une refonte complète du site Internet de la Société de développement commercial (SDC) locale derrière cette campagne, dans laquelle l’appellation « Village gai » a été rayée.

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L’idée derrière ça : réaffirmer le Village comme le quartier inclusif de Montréal pour l’ensemble de la communauté 2SLGBTQ+ (bispirituel.le.s, lesbiennes, gais, bisexuel.le.s, trans, queer ou en questionnement, et autres orientations sexuelles et identités de genre).

Par ce changement, la SDC souhaite promouvoir un endroit ouvert à toutes les orientations sexuelles, sans mettre le doigt sur un groupe en particulier pour éviter d’en stigmatiser d’autres.

Bref, tout se passait sans faire de vagues – presque sous le radar même – jusqu’à ce reportage publié il y a quelques jours et faisant état d’une division au sein de la communauté sur cette transformation. « Le drapeau gai disparaît tranquillement du paysage du Village et ceux qui flottent toujours sur la rue Sainte-Catherine sont décolorés ou déchirés », pouvait-on lire dans l’article.

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« Calice de niaisage. Tant qu’à faire on pourrait rebaptiser le Plateau : le 21ème arrondissement ! », réagissait alors sur Twitter le populaire animateur Guy A. Lepage.

Pour tout dire, c’est exactement à ce moment que j’ai entendu parler de cette nouvelle vocation pour le Village.

Comme on n’est jamais mieux servi que par soi-même, j’ai voulu aller prendre le pouls de la situation sur le terrain, pour voir si on brûle des drapeaux gais traditionnels aux coins des rues ou si des hommes gais d’un certain âge font du piquetage pour revendiquer leur ancienneté.

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« On ne brûle pas des drapeaux gais. On a plutôt adopté le drapeau de la progression, ou progress pride flag, pour inclure les personnes trans, racisées et intersexes, souvent invisibilisées dans nos communautés », nuance la directrice générale (par intérim) de la SDC Village Gabrielle Rondy, au sujet de l’installation de nouvelles oriflammes dans le quartier.

La dirigeante de la SDC – qui parle au nom de 255 commerces du Village – déplore que la refonte fasse jaser pour les mauvaises raisons. « C’est un peu une fausse controverse. Ça fait plus d’un an que ce changement de vocable est annoncé et le Village sera toujours le Village », martèle Gabrielle Rondy.

Soit, mais au-delà des définitions, des raisons expliquent ce changement de cap. Gabrielle Rondy évoque d’emblée le mandat reçu par la SDC pour ralentir le déclin observé dans le Village ces dernières années, entre autres causé par une « normalisation de la culture gaie, la gentrification, une économie homogène et la dissolution de la cohésion sociale ».

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La SDC accouchait ensuite en juillet 2020 d’un volumineux rapport de 380 pages intitulé « Entre visibilité et inclusivité : un Village en quête », débouchant sur une trentaine de recommandations, découlant d’une trentaine d’entretiens avec des acteurs et actrices du milieu.

Parmi celles-ci, on suggère une meilleure reconnaissance de l’intersection des identités 2SLGBTQ+ et des discriminations au sein du Village, la création d’un environnement sécuritaire ainsi qu’une redynamisation du secteur, notamment sur le plan économique.

« Pour plusieurs, le Village avait cette notion profonde de refuge, un endroit sécuritaire pour faire son coming-out, mais beaucoup d’autres vivaient de la discrimination. Certaines personnes ne se sentent pas concernées par le mot “gai” »

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« Pour plusieurs, le Village avait cette notion profonde de refuge, un endroit sécuritaire pour faire son coming-out, mais beaucoup d’autres vivaient de la discrimination. Certaines personnes ne se sentent pas concernées par le mot “gai” », explique Gabrielle Rondy, d’avis que ces changements sont en phase avec notre époque.

« Tous les villages de ce type dans le monde vivent ces réflexions-là et on est les premiers à insister sur l’inclusion tous azimuts. Ça montre que le village se renouvelle. Beaucoup de personnes nous ont écrit en nous disant : “Enfin!” », ajoute-t-elle, assurant n’avoir aucunement l’intention d’effacer quoi que ce soit. « Au contraire, on ouvre nos cœurs à une plus grande diversité. »

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Elle cite en exemple la clientèle lesbienne qui a déserté le quartier, à l’instar d’autres communautés qui ont du mal à s’y retrouver à l’heure actuelle.

Pour renverser la vapeur, la SDC mène depuis novembre une campagne, visible avec les banderoles jaunes, mais aussi de l’animation, des murales (trois sont en chantier) et l’installation de rampes en métal pour favoriser l’accès aux personnes à mobilité réduite. D’ici la fin du mois, une soixantaine de boules disco seront aussi accrochées entre Saint-Hubert et Papineau, en plus d’un immense dôme installé en août sur la nouvelle Place du Village.

Cette vaste offensive (au coût d’environ 130K $ financé par l’arrondissement de Ville-Marie et la Ville de Montréal) englobe aussi la diffusion d’une vidéo en avril dernier mettant de l’avant les visages qu’on souhaite représenter et les enjeux auxquels ils font face.

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Sur les réseaux sociaux, la vidéo a été bien reçue, mais elle ne fait pas l’unanimité non plus. Des internautes concerné.e.s – surtout des personnes plus âgées – n’ont pas caché leur inquiétude de voir leur mémoire ou leur combat s’effacer. À première vue, on pourrait voir là un simple fossé générationnel, puisque les plus jeunes semblent très enclin.e.s à ces changements.

« On ne sent pas une levée de boucliers, mais sur les réseaux sociaux, même un mauvais commentaire sur quarante, ça nous dérange », admet Gabrielle Rondy.

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Pour rester dans le thème de l’inclusivité, la SDC a aussi lancé un forum stratégique en plusieurs phases, dont l’objectif est de permettre à tous et toutes de s’exprimer sur les enjeux du Village.

Deux conteneurs sont déjà sur place pour permettre aux gens d’aller partager leurs idées jusqu’au 7 août prochain, en plus du porte-à-porte et de trois journées de discussions avec divers partenaires du milieu à la fin du mois de septembre.

D’ici là, la SDC mise sur l’achalandage estival sur le tronçon piétonnier et les activités en marge de Fierté Montréal, qui approche.

J’ai tenté de contacter plusieurs organismes de défenses des droits des personnes de la diversité sexuelle et de genre pour réagir à ce changement de cap, mais aucun n’avait donné suite à mes demandes d’entrevue au moment d’écrire ces lignes.

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Un Village qui a besoin d’amour

Un constat s’impose en débarquant sur place en pleine chaleur moite : le Village a besoin d’amour. Les commerces vacants sont légion et la misère humaine, palpable, avec une forte délégation de personnes en situation d’itinérance tout au long de l’artère.

Pas question de les chasser, assure le conseiller de la Ville pour le district de Saint-Jacques Robert Beaudry, qui estime qu’on pourrait par contre mieux répartir les ressources à travers la ville pour éviter de centraliser les enjeux comme l’itinérance à un seul endroit.

Pour le reste, il reconnaît aussi que le Village a besoin d’un coup de pinceau.

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« On a mis plus d’un million de dollars pour améliorer la propreté avec des équipes d’entretien, en plus des brigades pour renforcer le sentiment de sécurité et de l’animation. Pour les locaux commerciaux vacants, on a mis en place une initiative permettant aux OBNL et aux start-up de les occuper en attendant », énumère Robert Beaudry, en phase avec le plan de la SDC et convaincu qu’il ne vise en rien à dénaturer le Village, au contraire.

Même chose pour les gros travaux d’aqueduc prévus dans deux ans, qui éventreront l’artère sur une longue période. « On veut le faire sans gentrifier le coin et en épargnant les commerçants qui ont déjà souffert de la pandémie. Il y aura une valeur ajoutée après les travaux, notamment plus de végétation », renchérit le conseiller municipal.

Mais bon, on n’est pas ici pour parler de réaménagement urbain, mais plutôt pour recueillir l’opinion des gens sur le changement de vocation du Village.

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Mario, lui, voit d’un bon œil les transformations idéologiques apportées par la SDC. « Avant, sa vision était plus commerciale, mais elle semble se tourner vers le social. Je suis pour le changement et le respect de l’ensemble des populations marginales », souligne le résident de longue date, qui voit les gens déserter le Village au profit d’autres quartiers, comme le Mile-End. « Déjà que les bars pour hommes sont moins populaires à cause des applications favorisant des rencontres directes… »

Un peu plus loin, le tournage d’un film hollywoodien est en cours, devant les nouvelles couleurs inclusives peintes sur le bitume. Des badauds tentent d’immortaliser la scène avec leur téléphone cellulaire, mais se font sermonner par des gens de la production.

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Au café La graine brûlée, Marie-Ève, une employée, n’a à priori aucun problème à intégrer dans le branding du Village un plus grand spectre d’identités sexuelles et de genre. « Le plus inclusif est toujours le mieux. Il n’y a pas que des gais dans le Village et ça encouragerait peut-être plus de monde à revenir », estime la jeune femme.

« Ils sont en train de tuer le Village »

Le propriétaire du bar Aigle Noir voit pour sa part d’un mauvais oeil cette façon d’ouvrir les valves de l’inclusivité dans le branding du Village. « Ils sont en train de tuer le Village. On va finir par représenter tout le monde et personne à la fois », peste Jocelyn Roy, qui redoute de voir son quartier perdre son identité et renier les batailles menées dans le passé.

« Le petit gars d’Abitibi qui grandit en se faisant traiter de fif, il va aller où? Ici, ça devrait être un port d’attache pour la communauté gaie », ajoute le tenancier, en accord avec l’animateur de Tout le monde en parle lorsqu’il qualifiait toute cette affaire de « calice de niaisage ».

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« Est-ce qu’on va enlever le “Italie” de Petite Italie ou le “chinois” du quartier chinois parce qu’on veut attirer des personnes d’origine coréenne? », raille Jocelyn Roy, qui limite pour sa part l’acronyme à LGBT. « À l’heure actuelle, tout ce qui n’est pas hétéro fait partie de la communauté. Je ne sais pas c’est quoi moi un “2S” [bispirituel.le]. Je sais que c’est autochtone, mais je ne sais pas trop ce que c’est et ce que ça fait dans ma communauté », déplore-t-il.

Il accuse toutes ces communautés de se greffer « au vaisseau amiral » LGBT et n’a pas l’intention de remplacer le drapeau gai traditionnel devant son établissement par sa version inclusive. Au contraire, il vient d’en commander de nouveaux de la version traditionnelle. Jocelyn Roy, dont le bar célèbre ses 30 ans, observe néanmoins un essoufflement dans le quartier et voit la clientèle migrer vers d’autres quartiers, Griffintown notamment.

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Le pessimisme de Jocelyn détonne drastiquement avec l’enthousiasme de Morgane, une Française d’origine installée dans le Village depuis un an et demi. Non seulement la jeune femme salue l’idée de mettre le principe d’inclusivité au coeur du village, mais elle capote littéralement sur son quartier d’adoption.

« J’appelle mes parents en France en leur disant que je me trouve chanceuse de vivre dans un des endroits les plus ouverts au monde! », louange celle qui ne relève qu’un seul bémol depuis son arrivée : le gars qui manifeste presque chaque jour contre le droit à l’avortement devant le métro Berri-UQAM. « J’ai sinon hâte au truc disco et j’adore le Village et ce qu’ils font avec! »

« C’est plus beau maintenant qu’avant et tout le monde se sent le bienvenu […] La nouvelle génération est plus ouverte à la diversité »

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Je termine ce coup de sonde avec Keven du sauna G.I Joe, aussi d’avis que le virage du Village est une bonne chose. « C’est plus beau maintenant qu’avant et tout le monde se sent le bienvenu maintenant, y compris les hétéros qui allaient avant sur Crescent. La nouvelle génération est plus ouverte à la diversité », constate le résident du quartier.

À un jet de pierre, les imposants travaux à la Place du Village et les deux artistes en train de peindre une murale perchée dans un échafaudage incarnent concrètement ce vent de changement en train de s’opérer.

Loin d’une levée de boucliers, on sent plutôt un enthousiasme avec à peine une pointe de résignation devant le « nouveau » Village en chantier.

Et si on cherche à tout prix à trouver une division, je laisse le mot de la fin à cet employé d’une boutique de souvenirs. « Présentement, les drapeaux traditionnels gais se vendent autant que les nouveaux progressifs. Ils partent à 20 $! »