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« Serveuse surqualifiée cherche job en histoire », titrait hier le chroniqueur de La Presse Francis Vailles. Un billet-matraque pour mon moral, alors que je feuilletais le répertoire des cours pour la maîtrise que j’entreprendrai en septembre prochain – non sans enthousiasme, d’ailleurs. Quoique là…
La surqualification, c’est ce phénomène en vertu duquel des diplômés, notamment des cycles supérieurs de l’université, se voient forcés de travailler par exemple en restauration ou dans la vente au détail, à défaut de trouver du travail dans leur domaine.
Ainsi, si on considère par exemple la région de Montréal, 31,5% des travailleurs seraient surqualifiés pour l’emploi qu’ils occupent. Parmi eux, bien des universitaires.
Si on se penche plus en détails sur la surqualification des diplômés de l’université, on constate sans grande surprise que c’est dans les champs des sciences humaines et sociales, des communications, des lettres et des arts qu’on atteint des sommets. Je vous épargne la ribambelle de chiffres, mais ça flirte avec les 50%.
Booya, maman! J’ai tapé dans le mille!
La relative incompatibilité des arts et « humanités » avec le marché de l’emploi ne date pas d’hier. Et comme plusieurs de mes comparses, je vis assez bien avec mes aspirations, si floues soient-elles, ainsi qu’avec le fait d’appréhender pour l’instant mon éducation universitaire comme une fin en soi.
Tôt tout tard, « ça débouchera ». Ou pas. Ainsi va la vie.
À l’ère du tout-à-la-fonctionnalité, il y a une forme de résilience curieuse qui vient avec la poursuite d’une formation dont les débouchés ne sont pas assurés. La société tout entière nous incitant à croire que « nous n’avons pas fait le bon choix », du moins pas le choix « optimal », il apparaît inévitable de se résigner humblement à ne pas faire une entrée fracassante sur le marché du travail.
Mais malgré un brin de sérénité, acquise à force d’insécurité, y’a quelque chose qui m’irrite profondément. Vous savez, ce semi mépris, à la limite de la pitié, qui s’affiche sur le visage des gens lorsque vous leur parlez de votre éventuelle maîtrise en science politique ou en philosophie, ou de votre deuxième bac, en design ou en cinéma…
Comme si tout ce qui ne cadrait pas dans le champ des professions libérales n’était au fond qu’une voie de garage.
Eh bien vous m’excuserez, la gang, mais il y a quelque chose d’aliéné en croustille dans le fait de ne plus savoir penser l’éducation autrement qu’en terme d’utilité économique. Pour tout dire, ça manque sérieusement d’envergure intellectuelle.
Dans leur étude, les chercheurs du CIRANO emploient le terme « taux d’adéquation » pour parler des « couples » emploi/travailleur dont le niveau de scolarité est ajusté. Aussi, pour une meilleure adéquation, comprend-t-on, il incomberait davantage aux formations de s’adapter aux contingences du marché… que l’inverse.
Et ça, à mon avis, c’est une logique-syphon qui ne peut que bousiller tout ce qui reste de la culture de l’esprit.
Mais que voulez-vous : à l’heure du primat de l’efficacité, ça ne vaut pas grand’ chose de former un intellectuel ou un artiste. Vaut mieux former un gestionnaire, qui , de toute façon, finira par s’arroger les fonctions de celui à qui on apprend à réfléchir ou à créer, plus qu’à « opérer ».
Il y a eu beaucoup de ça, au printemps dernier. Au fond de cet épineux débat sur la hausse des frais de scolarité, un schisme radical entre une vision de l’éducation strictement axée sur sa finalité, et une autre sur son processus pour lui-même.
Malheureusement, me direz-vous, l’éducation pour elle-même, la Pensée pour sa valeur intrinsèque, ça ne fait pas vendre beaucoup de petits ponchos.
Et en effet, le projet de société dont on semble actuellement se doter, orienté en fonction de la réussite d’une poignée de technocrates bien dressés, n’est que le pathétique reflet de notre obsession pour l’efficacité et la fonction.
Nous vivons dans une culture du cadre moyen, où l’excellence se mesure en chiffres, en titres, en piscines creusées et en chalets dans les Laurentides.
Nous assistons à l’incrustation profonde, dans la morale collective, de l’idée selon laquelle la vie intellectuelle doit autant que possible être repoussée dans les marges de la vie active. Qu’elle constitue un luxe.
Ainsi, le travailleur efficace saura se faire un brave gestionnaire de jour; et sa pensée, si le cœur lui en dit, il la cultivera en dilettante. Il écrira des romans, bricolera des bande dessinées, tiendra un blogue sur la politique ou l’histoire de l’art – peu importe. Tant qu’il le fasse à ses frais, en temps et en énergie.
Après tout, quelle espèce d’utilité les idées peuvent-elles avoir, au cœur de la cité-marché?
Ne reste donc qu’à mettre de l’huile de bras, à sortir son complet-cravate ou ses bas de nylons, et à se dédier corps et âme à l’acquittement de sa « juste part ».
Oui, doctorant en sémiologie; dans un Burger King, s’il le faut.
Fallait écouter sa mère, et faire les HEC.
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PS: Notez cependant que je n’ai strictement rien contre les HEC. Loin de moi l’idée de dévaloriser ce choix de cheminement.
Pour le reste, moi, sur twitter, c’est @aurelolancti !