Chaque automne, c’est l’anniversaire de mon trouble du comportement alimentaire (TCA). Seize ans, cette fois. Exactement la moitié de ma vie. Chaque année, je me dis que c’est le dernier.
« Il faut que je me rétablisse. » C’est une phrase que j’ai rarement dite à voix haute. Ce serait comme avoir à faire le deuil de ma maladie. Ça peut paraître étrange, mais dire au revoir à quelque chose avec lequel je cohabite depuis si longtemps, c’est difficile.
Mais dans le fond, kessé ça, le rétablissement?
J’avais une idée précise de ce que c’était : le lâcher-prise, l’épanouissement et le bonheur. Je pensais que ça signifiait l’absence de tout comportement et de toute pensée propres au TCA. Je croyais qu’une fois que je me remettrais à manger un peu, tout se règlerait dans ma vie.
À ma grande surprise, c’est pas exactement ça. En fait, c’est pas pantoute ça. J’ai encore beaucoup de chemin à faire, mais je pensais que j’allais être récompensée bien avant d’être arrivée à destination. On y revient, mais c’est quoi, cette destination? Est-ce aussi net que ça? Est-ce vraiment un terrain bien délimité par des arpenteurs-géomètres du bien-être?
Il n’y a pas si longtemps encore, je n’aurais pas pu rédiger ce texte, ni n’importe quel autre texte d’ailleurs. Je me levais chaque matin en me pesant (habitude dont j’ai du mal à me départir). Le chiffre déterminait à quel point je me détestais pour la journée. J’avais du mal à me déplacer. Je passais mes journées étendue sur mon divan, incapable d’interagir avec qui ou quoi que ce soit. J’étais une épave.
De février à mai 2021, j’ai suivi une thérapie de groupe, quatre jours par semaine avec collations et lunchs obligatoires. Le programme de jour, appelons-le PDJ. Ça faisait des mois que ma thérapeute et mes proches me le recommandaient, mon poids descendant à vue d’oeil depuis un bon moment déjà.
J’y suis allée à contrecœur. Ça s’est ressenti. Je n’en ai pas retiré tout ce que j’aurais pu. Je n’ai pas suivi toutes les règles, je trichais. Les rencontres étant sur Zoom, je pouvais bien me permettre de cacher mes féculents dans mes poches de hoodie trop ample.
Chaque matin, 10 h 30, j’étais devant mon ordinateur dans ma cuisine froide d’appartement mal isolé. On me parlait de choses que je connaissais déjà. J’en n’étais pas à mon premier rodéo de rencontres de psychoéducation sur les TCA. « Voyez la nourriture comme un médicament », « Le corps est comme une voiture, il faut mettre de l’essence! » ou « Le rétablissement n’est pas linéaire ». Ben au courant de tout ça. Le truc, c’est que ça me tentait pas d’aller mieux.
Malgré tout, je me rends compte aujourd’hui que le PDJ était nécessaire dans mon cheminement.
En mai 2021, à quelques semaines de la fin du PDJ, il se passait enfin quelque chose dans ma vie. J’allais participer au Prochain stand-up. Oui, mon horaire est chargé. Entre mes rechutes de TCA, mes crises d’anxiété, ma job à temps partiel de gestionnaire de communauté et mes matchs d’impro, je suis aussi humoriste. La pandémie et ma rechute étaient de bonnes excuses pour négliger ma carrière en humour.
Le jour du tournage, j’ai pris congé du PDJ pour aller faire mon 7 minutes devant les kodaks. Même si mon passage est loin d’être mémorable, il n’en demeure pas moins que c’est l’une des choses les plus marquantes dans ma vie. Pas grâce à mes blagues.
Ce jour-là, j’ai fait comme au PDJ et même mieux. J’ai emmené mon lunch, avec toutes mes portions réglementaires, et je l’ai mangé au complet, parce qu’il le fallait. Seule, sur la terrasse, avec une vue imprenable sur le centre-ville. C’était loin d’être ma meilleure performance. Mais c’était le mieux que je pouvais faire dans l’état où j’étais.
« T’aimes-tu ça, l’humour? » C’est une question qui m’a été posée par les juges du show. Il faut dire que mon numéro était majoritairement de la taquinerie sur les codes classiques utilisés par les humoristes.
Si j’aime ça, l’humour? C’est l’une des principales choses qui m’a sauvée. C’est l’une des raisons pour lesquelles je me bats aujourd’hui et tous les jours de ma vie, probablement jusqu’à la fin.
J’ai envie de faire de l’humour et des projets avec des gens que j’aime. Je veux aller souper avec mes collègues et ami.e.s sans passer des heures à regarder le menu de l’endroit où on ira. Je ne veux plus avoir peur de ne pas avoir assez mangé et de manquer « d’essence ». Je ne veux plus m’identifier à ma taille de pantalons. J’ai envie d’enfin profiter de ma vie. Je veux être humoriste.
Durant la récente campagne électorale, je me suis impliquée pour la campagne de Québec solidaire à Verdun. (On l’a gagnée. Toutes mes excuses à Thomas Mulcair, que j’ai d’ailleurs nargué dans un TikTok.) C’est la période durant laquelle je me suis le mieux alimentée des deux dernières années. Je n’ai pas vu la nourriture comme un « médicament », je l’ai simplement vue comme une nécessité. Il fallait que je mange. Comme avec Le prochain stand-up, je ne me suis pas posé de question. Je faisais ce que je voulais faire. Et pour le faire, je devais manger.
Est-ce que c’est ça, le rétablissement? Vouloir faire les activités qu’on souhaite, être la personne qu’on souhaite et se donner les moyens d’y arriver?
J’ai beaucoup de mal avec mon image, je perds des heures quotidiennes à choisir ce que je vais porter. Je ne mange pas tout ce que je veux, il m’arrive de faire des détours pour brûler des calories et de tricher pour manger moins. Je me sens tout de même beaucoup mieux.
Mon but, ce serait donc de remplir ma vie de choses que j’aime. Pas tellement de Teasy ou d’épisodes de Grande Ourse, mais plutôt de projets, d’ambitions et de personnes qui en valent la peine.
Je ne sais pas où j’en serai l’automne prochain. Qu’il y ait ou non un 17e anniversaire de mon TCA, mes récents progrès restent. Faire le deuil de mon TCA, c’est comme faire le deuil d’un proche. Ce n’est pas nier qu’il ait fait partie de ma vie. C’est refuser qu’il mène ma vie. Et ça, ça me jase.