Logo

Blâmer la victime en 140 caractères

Publicité

Alors que l’accessibilité des femmes au marché du travail est pratiquement acquise au Québec, apparaît une nouvelle forme de libéralisme qui récupère subtilement le discours de l’égalité et réussitun coup de force: celui de blâmer la victime de sa propre condition. Des militantes féministes de la première heure semblent même être tombées dans ce panneau.

«Qu’y-a-t-il de raciste à dire que les Noirs sont moins attachés que les Blancs à leur salaire?». Paraphraser ainsi le chef de la CAQ en référant à la race plutôt qu’au sexe permet de saisir l’ampleur du stéréotype au cœur de cette nouvelle récupération idéologique. Cette courte phrase, lancée innocemment sur Internet, permet de saisir certaines configurations de la pensée libérale actuelle au Québec.

En effet, plusieurs professions dites traditionnellement féminines sont moins bien rémunérées que des professions traditionnellement masculines exigeant une formation et des compétences équivalentes. S’il faut, comme le désire probablement Legault, tout faire pour égaliser les salaires entre les professions à forte concentration féminine et masculine, il ne faudrait pas pour autant créer des politiques à partir de fausses prémisses.

Publicité

L’incapacité juridique des femmes mariées et le pouvoir quasi-absolu des maris sur les biens de leur épouse furent établis dès la rédaction du Code civil québécois en 1866. En 1931, un amendement à ce Code civil a reconnu aux femmes le pouvoir d’administrer le fruit de leur propre travail. Plus de vingt ans plus tard, un autre amendement a permis aux femmes de signer des contrats… mais seulement si elles n’étaient pas mariées.

En 1963, la pleine capacité juridique des femmes a été reconnue par le Code civil: les femmes mariées, c’est-à-dire presque toutes les femmes adultes (non religieuses) de l’époque, auront désormais plein accès à leurs biens et à leur argent.

Les babyboomers ont grandi dans une société qui restreignait le rôle des femmes à celui de femme au foyer (ou de religieuse). Grâce aux militantes de cette génération, les choses ont heureusement beaucoup changé. Souvent dénigrées par les hommes au pouvoir, les infirmières et enseignantes ont réussi enfin à négocier des conventions collectives leur garantissant un meilleur salaire après d’importantes grèves du secteur public au début des années 70. Depuis lors, la lente progression du salaire des femmes laisse croire qu’on assiste encore toujours à un rétablissement des discriminations initiales.

Publicité

Aujourd’hui, beaucoup de jeunes familles réinventent d’ailleurs chaque jour la «normalité» à un nouveau contexte et à leur vision plus égalitaire, particulièrement en matière de division des tâches domestiques.

Malgré tout, les femmes sont encore tenues socialement responsables du bien-être de leurs proches, particulièrement les moins jeunes. Quand tu te spécialises dans quelque chose, tu aimes le faire et bien le faire. Sauf qu’en combinant famille et emploi, ça complique pas mal les choses, d’autant plus que le marché du travail est de plus en plus exigeant : heures supplémentaires, précarité, horaires flexibles… Si la majorité des femmes compose encore avec cette situation, comment peut-on affirmer qu’ontologiquement, elles accorderaient moins d’importance à l’argent? C’est comme affirmer que les pauvres sont pauvres parce qu’ils n’aiment pas l’argent.

Pourquoi les femmes, souvent victimes de discrimination systémique en matière d’emploi et de salaire, seraient-elles tout à coup responsables de la discrimination qu’elles subissent? Au contraire, elles ont su s’adapter à un milieu qui leur est discriminatoire et ont percé brillamment dans plusieurs secteurs et professions. Les femmes ont accès à un marché du travail qui leur offre des salaires moins alléchants que ceux des hommes: pourquoi en conclure alors qu’elles n’accorderaient pas d’importance à leur salaire? Comme si les salaires se négociaient tout seul, en autarcie. Legault oserait-il affirmer aussi que les femmes sont peu présentes dans les lieux de pouvoir parce qu’elles n’aiment pas le pouvoir?

Publicité

Cette réflexion illustre le renouveau du discours libéral: la position de chaque individu est tributaire de ses seules capacités à se faire valoir au sein d’un marché (du travail). Pourtant, toutes les études soulignent les disparités et la discrimination systémique à l’égard des femmes sur le marché du travail. Et ce ne sont pas les caractéristiques intrinsèques, psychologiques ou autres, des victimes qui les empêchent de négocier de meilleures conditions.

François Legault n’a pas besoin de plus de 140 caractères pour se mettre les pieds dans les plats. Prônant la supériorité du libre-marché, sa conception du rapport des femmes à l’argent n’est donc pas très surprenante, contrairement à l’ensemble des commentaires tentant de justifier celle-ci, ou assimilant ces préjugés basés sur de la psycho-pop bonbon à des faits.

Pour suivre Étienne Côté-Paluck sur Twitter: @etiennecp