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Bières et ailes de poulet avec Catherine Jeanne-D’Arc, chanteuse punk féministe queer

Refaire le monde et créer des ponts en se réappropriant une activité genrée à la fois.

Par
Benoît Lelièvre
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« As-tu vu ça? Il neige », me dit la serveuse du Peel Pub avec de grands yeux émerveillés.

Nous sommes le 17 mai. Le mercure n’est pas censé descendre sous zéro à pareille date.

J’attends la chanteuse du groupe punk rock féministe queer ultra-revendicateur Chârogne, Catherine Jeanne-D’arc, pour partager des ailes de poulet et quelques pintes de bière. Je me demande en silence si la température pré-apocalyptique est un présage.

Chârogne est un groupe à la présence intimidante. Déstabilisante aussi pour l’homme blanc cis issu d’un milieu conservateur que je suis. Quatre guerrières urbaines issues de la diversité sexuelle et de genre, c’est un phénomène relativement nouveau pour moi. Je n’ai aucune idée du type d’entretien qui m’attend.

Est-ce que ça va être revendicateur et confrontant? Est-ce que ça va être une révélation? C’est la partie de ma job qui est excitante; donner le micro à des gens différents. Des gens que je ne connais pas.

Crédit : Page Facebook de Chârogne
Crédit : Page Facebook de Chârogne
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Catherine est légèrement en retard, retenue par un problème très universel : la quasi-impossibilité de se trouver du stationnement gratuit au centre-ville de Montréal. Derrière moi, deux têtes blanches regardent l’émission SportsCenter diffusée en simultané sur huit écrans de télé. Plus loin, un couple partage un dîner sans dire un mot. Catherine fait son entrée quelques minutes plus tard, vêtue en tenue de scène, sous le regard furtif des habitués.

Une apparition typiquement montréalaise.

Cheveux multicolores, perles, chaînes, shorts : Catherine porte son arsenal de combat. On commande et on se met immédiatement à jaser comme si on se connaissait déjà. Une question me brûle cependant les lèvres : comment devient-on une chanteuse punk queer féministe?

L’héritage féministe

Née à Lasalle, un quartier ouvrier et multiculturel de Montréal, Catherine Jeanne D’Arc vient tout juste de fêter ses trente ans. Elle a déjà passé la moitié de sa vie à faire de la musique et plus d’une décennie à soutenir diverses causes LGBTQ et féministes.

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« On était quand même confronté à ces réalités-là à mon école secondaire, mais à l’époque, on manquait de mots pour l’exprimer, pour le contextualiser et le comprendre. On a fait beaucoup de progrès depuis », m’explique-t-elle avant de mordre à pleines dents dans une aile de poulet.

« Mon apprentissage s’est fait plus tard, quand j’ai étudié en théâtre au Cégep St-Laurent. C’est là que j’ai découvert plusieurs dramaturges féministes qui m’ont interpellée : le collectif des cuisines, Pol Pelletier, Denise Boucher. Je relis Les fées ont soif de Denise Boucher au moins une fois aux deux ans. On en a même fait une chanson avec Chârogne. »

Le féminisme lui a ouvert les portes du militantisme, mais ce n’était pas la seule lutte qui lui tenait à cœur. Son désaccord avec la vision classique du féminisme la poussera aussi à en développer sa propre perception.

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« Ce qu’on attend des féministes est une création du patriarcat. Dès que tu ne parles pas d’une manière super éloquente, si tu n’as pas un million de diplômes et que tu parles d’une expérience qui n’est pas parfaite, dès qu’une femme déroge du moule, dès qu’elle a un bouton de trop de détaché sur son décolleté, c’est une occasion pour la pointer du doigt et lui dire qu’elle n’est pas adéquate », raconte Catherine.

Elle se tourne alors vers la lutte pour la reconnaissance et le respect de la diversité sexuelle et de genre, des domaines dans lesquels elle se reconnaît mieux. Catherine s’identifie comme gender fluid, c’est-à-dire que d’une journée à l’autre, ou même d’un instant à l’autre, le féminin ou le masculin peuvent prendre le dessus l’un sur l’autre.

« J’ai toujours su que j’étais gender fluid, mais pendant longtemps, je n’avais pas le vocabulaire pour l’exprimer. »

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« J’aime dire que je suis une slut à pronoms. Je les aime tous! Ça ne m’a jamais vraiment causé de problèmes majeurs, mais c’est certain que j’ai fait face à beaucoup d’incompréhension, me partage-t-elle candidement. Quand j’ai commencé à m’habiller plus garçon, il y a dix ou douze ans, j’avais confié à un collègue de travail que parfois, je me sentais plus homme et il a pas compris du tout. C’est pas quelque chose que les gens connaissaient, à l’époque. C’est encore quelque chose que les gens ne connaissent pas aujourd’hui. »

C’est cette sensibilité qui transporte l’idéologie de Chârogne, mais aussi celle de son projet solo plus pop et moins revendicateur. « Je pense que l’art engagé, c’est fucking important. Avoir une représentation, c’est un énorme pas vers la normalisation et l’acceptation. Ça fait une différence. Je suis présentement un cours de chant jazz au cégep pour parfaire mes connaissances musicales et je le vois dans la plus jeune génération. Ils en ont vu, des jeunes queer, trans, non binaires, être mal dans leur peau et faire leur coming out. Ça fait déjà plus partie de la réalité. »

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L’art pour vivre, vivre de l’art

Derrière l’idéologie qui définit sa musique, Catherine Jeanne-D’Arc est une artiste consommée, passionnée et vulnérable. Pour elle, le succès s’articule en partie autour de l’idée de baigner continuellement dans la musique. Il y a des artistes qui veulent faire de l’art pour être populaires; Catherine veut faire de l’art parce qu’elle aime créer.

Cette longue histoire d’amour avec le métier a commencé à l’adolescence, dans un party où elle s’emmerdait beaucoup.

« J’avais créé une table de personnes qui s’emmerdent. C’était comme un meeting d’alcooliques anonymes : “Bonjour, c’est quoi ton nom”, etc. J’y ai rencontré un gars vraiment cool. On se parlait beaucoup sur MSN, dans le temps. Il voulait partir un band. J’avais un ami batteur, alors je lui ai dit : “On va écouter des Harry Potter ensemble, voir si tu t’entends bien avec” », me raconte Catherine avec un sourire.

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C’était la naissance de son premier groupe, Les Argonautes, où elle apprendra tout. « On faisait du prog super compliqué. C’est le batteur qui écrivait toutes les tounes. Un jour, il s’est enfermé dans sa chambre pour trouver tous les schémas rythmiques possibles. Tu vois le genre? Je savais pas c’était quoi du 4/4, dans le temps. Il me faisait taper sur des tables pendant des heures pour m’apprendre les différentes structures. C’était un peu intense, mais c’était mon meilleur ami. On passait du temps ensemble », continue-t-elle.

Après son départ des Argonautes, Catherine est vite recrutée dans Charôgne par Hélène Forest, l’amie d’une amie. La formation existe depuis maintenant plusieurs années et compte cinq enregistrements à son actif. Chârogne lance d’ailleurs un nouvel album ce soir, aux Foufounes Électriques. Catherine voit le succès du groupe à travers la même lentille définissant son propre succès.

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« C’est sûr que j’aimerais faire de la tournée. D’ailleurs, on va jusqu’en Gaspésie cet été. Ça va être le fun, j’ai aucune idée de comment ça va se passer. J’aimerais vivre de ça. C’est sûr que j’aimerais être connue, mais en même temps, ça me stresse d’être connue. Je l’aime, ma vie privée. J’aime ça, que personne ne me reconnaisse quand j’enlève mon attirail de scène », explique-t-elle.

Catherine vit majoritairement de son art, présentement, et fait partie du programme gouvernemental Jeunes Volontaires qui lui permet de se concentrer sur sa musique. Elle enseigne aussi le théâtre à des enfants quelques heures par semaine. C’est pas la grosse vie, mais ça lui permet d’être en accord avec ses valeurs.

Crédit : Page Facebook de Chârogne
Crédit : Page Facebook de Chârogne
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Elle me confie caresser le rêve de s’acheter une maison avec son partenaire en retrait de la ville d’ici cinq ans. « J’ai déjà la moitié de mon objectif d’économisée. Je suis extrêmement disciplinée avec l’argent. J’ai été élevée par une comptable », me raconte-t-elle avant d’éclater de rire. Cette maison, elle l’entrevoit comme un refuge qui lui permettra de se concentrer sur le plus important : composer, jouer et enregistrer, encore et encore.

Un rêve tendre et raisonnable pour une fille rock ‘n’ roll.

Catherine me dit au revoir peu avant 14h. Il a cessé de neiger. Le temps s’est réchauffé et mon cœur aussi. C’est réconfortant de savoir qu’il existe encore des artistes qui non seulement vivent de leur art, mais vivent aussi leur art. Une créativité sauvage émane de Catherine à chaque respiration. Un courage et une vulnérabilité que j’envie.

Tout le monde n’est pas capable d’être plus grand que nature à l’âge adulte; la plupart d’entre nous n’essaie même plus.

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