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Beyoncé, Harry Styles et les Grammys : l’art de perdre en gagnant
Peu de relations sont toxiques comme celle que j’entretiens avec les Grammy Awards, ces Oscars musicaux consacrant de nombreuses carrières anglophones. Chaque année, je sais que je ressortirai de mon visionnage en maudissant jury, gagnant.e.s et connexion Internet instable, mais chaque année, je fouille encore et toujours la toile en recherche d’un lien moyennement légal sur lequel suivre l’événement de son tapis rouge d’ouverture à son générique de fin.
Dimanche dernier, le même manège s’est reproduit pour la 65e édition des Grammys — festivités durant lesquelles le chef d’orchestre montréalais, Yannick Nézet-Seguin, a été récompensé par deux fois. Au cours de la soirée, Beyoncé et Harry Styles se sont partagé.e.s les honneurs les plus significatifs; la chanteuse en devenant la plus couronnée de l’histoire des Grammys et son collègue, en remportant le prix le plus convoité de la cérémonie, soit l’Album de l’année.
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Mais une partie de moi ne peut s’empêcher de se demander : en dépit de son triomphe, Beyoncé ne méritait-elle pas beaucoup mieux? Certes, toutes les éditions précédentes m’ont toujours laissée un certain goût d’inachevé, voire d’amertume, mais quelque chose dans cette édition particulière a décuplé mon malaise. Comme si l’écrasant succès de Beyoncé aux Grammys avait paradoxalement aussi révélé le stratagème par lequel les femmes noires et brillantes sont souvent gardées très loin du podium.
Premier red flag
En plus de 25 ans de carrière et 32 Grammys gagnés, Beyoncé n’a jamais remporté l’Album de l’année. Jamais. Et ce n’est pas faute d’avoir révolutionné l’industrie du disque à maintes reprises — Beyoncé, son cinquième album, est la raison pour laquelle toutes les sorties musicales se font désormais le vendredi, tandis que son œuvre suivante, Lemonade, est enseignée à l’université.
Lorsqu’en 2022, la chanteuse est revenue en grande pompe avec l’extravagant Renaissance, elle a réussi le double exploit de rendre un impeccable hommage à l’univers LGBTQ+ du ballroom et de décrocher un très, très rare 9/10 du média Pitchfork, pourtant célèbre pour ses scores sévères et ses critiques musicales acerbes.
Et même si Break My Soul, sa chanson-titre, ne m’avait pas convaincue à la première écoute, le reste des titres de l’album, savant mélange de disco sensuelle et de house énergique, m’a convertie de façon quasi immédiate. On la retrouve tout en la redécouvrant aussi sous un angle tantôt fragile, tantôt taquin, mais toujours extrêmement efficace. Il s’agit, et de très loin, de son meilleur album.
Il n ’est donc pas exagéré ou biaisé de parler d’unanimité, ici : tout le monde s’attendait à ce que Renaissance remporte l’Album de l’année, de l’opinion publique générale à ses congénères au sein de l’industrie en passant par les grands médias. Le Los Angeles Times ira même jusqu’à titrer l’un de ses articles : « Grammys, vous n’avez qu’un travail ce dimanche : donner à Beyoncé l’Album de l’année ».
Et peut-être aurions-nous dû flairer le red flag juste ici. Après tout, les Grammys ont la sinistre réputation de créer l’anticipation autour d’un.e artiste phare pour quintupler le nombre de vues puis le ou la rendre témoin de sa propre défaite en 4K HD. C’est ainsi qu’en 2019, ils iront jusqu’à faire déplacer par avion les parents du défunt rappeur Mac Miller, finaliste à titre posthume de la catégorie rap, tout en leur promettant un bel hommage vidéo en cas de victoire. Ce sera finalement la rappeuse Cardi B qui remportera le trophée sous leurs yeux.
Cette fois-ci sera la bonne. Renaissance est universellement considéré comme un sans-faute alors ils lui donneront enfin son trophée.
Hélas, dimanche dernier, le déni optimiste a été plus grand que le réalisme des années. Rien de plus compréhensible : la section Album de l’année est la cerise du cheesecake musical et Beyoncé n’a jamais pu y goûter, nommée à trois occasions différentes pour trois albums distincts, mais snobée tout autant de fois. Cette fois-ci sera la bonne. Renaissance est universellement considéré comme un sans-faute alors ils lui donneront enfin son trophée. C’est sûr.
Et il lui sera effectivement donné… quelque chose, ce soir-là. Deux lots de consolation dans deux catégories R&B prévisibles ainsi qu’un autre Grammy dans une section dance/électronique où elle semblera n’avoir été placée que pour la beauté du geste. Quant à l’Album de l’année, il lui échappera une nouvelle fois pour être, dans une stupeur absolument générale, cédé à Harry Styles. Et de quatre.
Succès ou mirage?
Il fallait s’attendre à l’outrage actuel, qu’il se manifeste sous la forme hautement discutable de fans criant à Harry Styles de quitter la scène alors même qu’il accepte son prix ou de celle plus virtuelle des quelques 500 000 tweets s’interloquant de la défaite de Renaissance aussitôt après les faits.
Depuis la victoire de Macklemore sur Kendrick Lamar dans la catégorie Meilleur album rap, en 2014, peu de trophées ont été contestés comme celui-ci l’est. « Mais de quoi vous plaignez-vous? Beyoncé n’est pas repartie les mains vides et a même battu un record historique. Qu’est-ce qu’il vous faut de plus? », s’agacent les fans de Harry Styles depuis deux jours. Et c’est précisément ici que j’applaudis très lentement les Grammy Awards pour cet ingénieux tour de force.
couvrir Beyoncé d’un faux succès a permis aux Grammys de continuer à priver la chanteuse du seul vrai succès qu’elle attendait et méritait.
En récompensant juste assez Beyoncé pour lui permettre de devenir la plus primée de l’histoire, cela leur permettait d’offrir l’Album de l’année à quelqu’un d’autre sans être perçus négativement pour autant. En d’autres termes, couvrir Beyoncé d’un faux succès a permis aux Grammys de continuer à priver la chanteuse du seul vrai succès qu’elle attendait et méritait.
L’élément de trop
Plus tôt, j’utilisais le mot « snobbée ». Entendons-nous bien : cette quatrième défaite est à des années-lumière de la coïncidence. Et pour le prouver, nul besoin de chercher plus loin que dans les dires du jury en charge des Grammys que le magazine Variety a interrogé anonymement.
« Avec Beyoncé, le fait qu’à chaque fois qu’elle fasse quelque chose de nouveau, ce soit un gros événement et que tout le monde soit supposé trembler dans ses chaussures — c’est un peu trop préjudiciable », explique un votant.
« J’ai l’impression que [Beyoncé et Adele] ont déjà gagné beaucoup de Grammys », estime une autre personne.
« OK, Adele, Beyoncé — elles gagnent toujours; ce sont les mêmes personnes encore et encore », se plaint une autre.
Quand bien même? Est-on en train de reprocher à Beyoncé de ne pas être suffisamment médiocre? N’a-t-on pas affaire à une institution dévouée à « reconnaître les réalisations “exceptionnelles” dans l’industrie de la musique »? S’est-on par hasard trompé.e de porte?
L’argument d’une répartition égale des trophées et des chances ajoute clairement au comique de situation. En 2020, et à seulement 18 ans, la chanteuse Billie Eilish remportait en une nuit les Grammys de la Meilleure nouvelle artiste, la Chanson de l’année, du Titre de l’année et (drumrolls, please) de l’Album de l’année. Taylor Swift, elle, est par trois fois vétérane de cette dernière catégorie.
Qu’est-ce que Beyoncé a de moins, finalement? Manque-t-elle de talent, de popularité, de charisme? La réponse est non aux trois. Que possède-t-elle donc de si préjudiciable par rapport à ses collègues artistes? Cette fois-ci, la réponse est : trop de mélanine.
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« Des gens comme moi »
Je ne peux aborder ce dernier point sans parler du dommage collatéral évident, dans tout ce scandale : Harry Styles. Lorsqu’il prendra le micro pour accepter son prix, l’air aussi heureux que dépassé par les événements, une phrase spécifique de son discours mettra de l’huile sur le feu : « Ça n’arrive pas souvent à des gens comme moi ».
Peu sauront à quelle facette exactement de sa personne ces mots faisaient référence. Le fait d’être un homme, blanc et cis? Plus de la majorité des lauréat.e.s l’ont été. D’être un ex-membre de boys band? Justin Timberlake a déjà ouvert la voie avant lui. D’avoir grandi pauvre et sans le sou? Plutôt dans une maison, en quartier résidentiel. D’être le mouton noir de l’industrie musicale? Il est le parrain de la fille du co-producteur même des Grammys. D’être queer? Depuis le non-lieu du procès queerbaiting, ce point d’interrogation demeure.
Et dans un contexte aussi flou, une telle phrase semble indécemment volée de la bouche d’une personne plus légitime. Une personne comme Beyoncé. « Dire “cela n’arrive pas très souvent aux gens comme moi” alors qu’une femme noire n’a pas remporté ce prix depuis 1999 est fou », relève ainsi une internaute, faisant référence à la victoire lointaine de Lauryn Hill. Et depuis, plus aucune femme noire n’a remporté cette section.
Mais qu’on ne se méprenne pas : il ne s’agit pas d’invalider la carrière de Harry Styles ou la qualité de son travail.
C’est donc finalement un acte de courage que de produire son plus bel album, de mettre son plus beau linge, de s’asseoir à la plus belle des tables tout en sachant que son excellence sera jugée disqualifiante et que le fruit de son labeur tombera une fois de plus entre les mains de quelqu’un d’autre. Année après année. Album après album.
Mais qu’on ne se méprenne pas : il ne s’agit pas d’invalider la carrière de Harry Styles, ici. À vrai dire, dans toute cette affaire, le chanteur n’est plutôt réduit qu’au rôle de pion dont l’omniprésence de As It Was a rendu la candidature musicalement crédible. Et pour que soit perpétuée cette subtile, mais sordide tradition d’ostracisation, les Grammys ont trouvé en lui un parfait agneau sacrificiel.