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Bernaches: les nouvelles mouettes?

OK elles sont cutes, mais ARRÊTEZ DE LES NOURRIR!

Par
Hugo Meunier
Hugo Meunier
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Le soleil brille au parc de la Merci dans l’arrondissement d’Ahuntsic-Cartierville, en face de la prison de Bordeaux. Des badauds se font bronzer, pique-niquent ou filent à vélo sur la piste cyclable longeant la rivière des Prairies.

Rien pour empêcher sept bernaches très thugs de traverser la piste cyclable, pendant qu’un cycliste en cuissard esquive le troupeau de justesse et qu’une autre s’immobilise en lâchant un ouac en sens contraire. «Parfois il y en a une trentaine sur la piste!», calcule Francelyne, qui vient régulièrement se promener ici à vélo. «C’est beau quand le jour décline et qu’elles se rendent sur l’eau avec leurs bébés, mais le problème c’est que les gens leur donnent à manger et les enfants leur courent après. Il devrait y avoir des pancartes disant: ne pas nourrir les bernaches et ce ne sont pas des jouets!», ajoute-t-elle, précisant que le pire s’en vient puisque les bernaches commencent à peine à arriver en ville.

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Ma collègue de La Presse vient d’ailleurs de signer un dossier complet et fort intéressant sur la prolifération des bernaches en zones urbaines. En plus des risques pour la santé publique (les matières fécales) voire physiques (elles peuvent être agressives les petites crisses), le dossier fait aussi état des initiatives mises de l’avant par certaines municipalités pour ralentir leur prolifération. Pour me dédouaner de lâchement voler leur sujet et leurs intervenant.e.s, je suis d’abord allé faire un peu de terrain pour prendre le pouls de la situation.

«Elles sont partout, abandonnent des fientes partout et sont de moins en moins peureuses.»

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C’est ce qui m’a amené au parc de la Merci, où les bernaches font partie du décor. Si les majestueux oiseaux font des photos payantes en likes et de jolis sons, force est d’admettre qu’ils n’ont peur de rien. Ils se baladent en gang, chient partout et suscitent un mélange d’émerveillement et d’anxiété dès qu’ils frôlent un groupe de gens en train de se prélasser. Suffit de mettre la main dans sa poche pour les voir approcher comme des possédées, dans l’espoir de mettre le bec sur de la bouffe. «On ne peut plus traverser ou marcher où on veut. Elles sont partout, abandonnent des fientes partout et sont de moins en moins peureuses. La fin de semaine, des familles entières les nourrissent avec des sacs remplis de pain», peste Johanne, une habituée du parc. Elle a bien hâte que les autorités prennent enfin les choses en main. «Je remarque vraiment qu’il y en a plus depuis trois-quatre ans. Quand je viens me promener avec mon chien, il vient fou fou fou!», ajoute Johanne, qui habite de l’autre côté de la rivière à Laval.

«Le problème c’est qu’elles n’ont plus peur des humains.»

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Elle sera heureuse d’apprendre que l’arrondissement Ahuntsic-Cartierville prend les choses en main et s’attaque au problème pour la toute première année. «Le problème c’est qu’elles n’ont plus peur des humains», admet Michèle Blais, conseillère aux communications de l’arrondissement, la même qui s’occupait jusqu’à récemment du dossier «coyote».

Plusieurs citoyen.e.s ont déposé des plaintes, surtout au sujet du caca qui jonche le sol, puisqu’ils sont susceptibles d’entraîner des problèmes de santé.

Si quelques municipalités comme Longueuil, Terrebonne et Salaberry-de-Valleyfield préconisent la stérilisation des œufs pour freiner la surpopulation de bernaches, l’arrondissement Ahunstic-Cartierville mise d’abord sur la sensibilisation et l’élaboration d’un plan de match. «On va faire de l’affichage pour rappeler aux gens de ne pas nourrir les oiseaux et on vient d’accorder un contrat à la firme Artémis (spécialisée en gestion de la faune en milieu urbain) pour mener une étude de la population afin d’intervenir dès l’an prochain», explique Michèle Blais. Il précise qu’il serait de toute manière trop tard cette année pour stériliser les œufs.

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Cette méthode ne fait d’ailleurs pas l’unanimité et certain.e.s la jugent cruelle. En gros, on enduit d’huile végétale l’œuf, ce qui a pour effet de l’empêcher d’éclore. La bernache n’y verra que du feu en continuant de couver l’œuf. En voyant qu’il n’éclot pas, l’oiseau ira pondre ailleurs. «Il n’y a pas de poison, ni produit toxique. Ceux qui trouvent cette méthode controversée ne sont sûrement pas au courant du fonctionnement. C’est fait avec sensibilité et c’est une bonne façon de contrôler à la source la stérilisation», explique d’emblée la directrice générale d’Artémis, Marie-Ève Castonguay.

Sa compagnie existe depuis vingt et se spécialise dans les oiseaux, même si elle touche à plusieurs sortes d’animaux en milieu urbain. Si ce n’est pas d’hier que les bernaches vivent parmi nous, Mme Castonguay impute à la pandémie le fait qu’on en parle davantage. «L’effet COVID-19 se fait sentir, puisque les gens sont davantage dans les parcs. Mais c’est vrai qu’on en observe plus depuis une dizaine d’années», constate-t-elle, dont l’entreprise travaille avec plusieurs municipalités, notamment depuis 2015 avec Terrebonne. Des contrats sont aussi octroyés par des particuliers, ajoute la directrice, parfois seulement pour des consultations.

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Outre la stérilisation des œufs, Artémis préconise d’autres méthodes pour éloigner les bernaches, notamment des techniques d’effarouchement à l’aide de chiens entraînés. «C’est une manière de recréer le côté prédateur qui n’existe pratiquement plus en milieu urbain. Nos technicien.e.s font une ronde avec les chiens pour dégager les bernaches. L’idée est de leur mettre une pression régulière pour leur dire qu’elles ne sont plus les bienvenues», explique Marie-Ève Castonguay, qui utilise aussi des petits bateaux téléguidés pour pourchasser les bernaches sur l’eau et les éloigner des berges où elles ont leurs habitudes. «Le problème, c’est qu’elles reviennent chaque année. Là, elles sont très habituées aux humains», admet-elle.

«On calcule environ deux litres de fientes par jour par bernache.»

Près d’un million de bernaches feraient chaque année un pit stop par le Québec durant leur migration dont le couloir s’étend entre la côte est américaine et le sud de l’Ontario jusque dans le Grand-Nord, notamment la baie d’Ungava. Entre 10 000 et 15 000 oiseaux ne migrent pas et s’installent ici pour de bon. Ce sont eux qui sont présentement responsables des problèmes de cohabitation avec les humains. «On calcule environ deux litres de fientes par jour par bernache. Mettons qu’il y en a cinquante dans un petit parc, le sol en est rempli», souligne Mme Castonguay. Elle relève aussi que ce problème est d’abord esthétique, mais qu’il peut entraîner des risques pour la santé, notamment avec la transmission de bactéries.

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«Ce n’est pas un problème de bernaches, mais un problème d’humains», résume de son côté le biologiste Jean-François Giroux, qui enseigne à l’UQAM.

La réduction de leur habitat, les pelouses au ras le sol, le fait de les nourrir et l’absence de prédateurs ont largement contribué à faire exploser leur population dans le sud de la province, en plus de leur donner envie de s’accrocher les pieds ici au lieu d’aller nicher ailleurs. «C’est joli, mais on ne pensait pas qu’elles seraient aussi opportunistes», admet M. Giroux, au sujet de leur forte présence concentrée en bordure des rivières des Mille-Îles et des Prairies.

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Dans une chronique intéressante publiée dans La Presse (non, je ne suis plus sur leur payroll), Yves Boisvert parle du principe de «l’acceptabilité sociale», qui fait en sorte qu’on a aucun scrupule à décimer plein d’animaux, mais qu’on fait le bacon à l’idée de tuer une couple de chevreuils ou des bernaches.

«Elles se tiennent en gang et peuvent être agressives.»

Pour désigner cette étrange empathie à deux vitesses, le professeur Giroux évoque le syndrome de Bambi. «L’arrosage (de stérilisant) empêche l’embryon de se développer et est la méthode la plus socialement acceptable. L’abattage, c’est plus sensible et les effaroucher déplace le problème ailleurs», énumère le biologiste, d’avis qu’il faudrait envisager une chasse hâtive (difficile en milieu urbain) ou simplement laisser la pelouse pousser dans les parcs, ce qui rebute les bernaches.

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En attendant, humains et bernaches devront apprendre à cohabiter. C’est le cas depuis plusieurs années à l’Île-des-Moulins de Terrebonne, où les pancartes de mise en garde sont disséminées sur le site majestueux.

«Elles ont leur spot au milieu du parc ou sur les rives. J’ai rien vu de grave, mais elles se tiennent en gang et peuvent être agressives», raconte l’horticultrice Marie-Jeanne. À mon passage, les bernaches étaient peu nombreuses sur la pelouse bien tondue. Mais le pire est à venir, puisque nous sommes en pleine période d’éclosion et les bébés auront grandi dans quelques mois, mais surtout: ils auront faim. «Je vois souvent des petits enfants leur donner à manger en pensant que c’est des petits canards. J’approche chaque fois leurs parents pour leur dire d’être prudents», lance Denise, une habituée de l’Île-des-Moulins.

Parce qu’au fond, le danger serait que les bernaches ne deviennent les nouvelles mouettes.