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Ben’s a ouvert ses portes en 1908, dans un minuscule local du quartier du textile, coin Burnside et Metcalfe. À l’époque, Ben Kravitz et son épouse Fanny, un couple d’immigrants juifs originaires de Lituanie, y cuisinaient leurs recettes lativiennes de smoked meat pour les travailleurs des usines du coin.
Au fil des ans, leur resto familial est devenu une véritable institution, un mythe et ses murs tapissés de formica ont vu passé les Ed Sullivan, les Frank Sinatra, les Leonard Cohen. Mais l’année passée, les néons de Ben’s se sont éteints. Dernier hommage.
«En 1955, c’était toujours plein à craquer. On asseyait des gens en tuxedo, à côté d’ouvriers en jeans. Il y avait un club de danseuses à plumes tout près, le Bellevue Casino… Les filles débarquaient au resto après leur spectacle, encore costumées. J’y ai passé une très, très, très belle vie. Aujourd’hui, j’ai 73 et si Ben’s était resté ouvert, je serais encore là».
-Robert Mayrand, 73 ans, serveur pendant 52 ans –
Début des années 1950. Ben’s déménage coin Maisonneuve et Metcalfe dans un local de style architectural Stream Line : plancher faux-marbre en terrazzo, vitrine bombée, murs couleurs vives. Le comble du modernisme. Jusque dans les années 1990, Irving Kravitz, le fils de Ben, fait connaître ses plus belles années au restaurant, mais après son décès, sa femme — qui a repris le flambeau — n’a plus la passion nécessaire pour le faire rouler. Le Delicatessen est laissé à lui-même, l’air climatisé n’est pas réparée, le grille-pain défectueux non plus. À bout, les employés entrent en grève et Ben’s ferme définitivement ses portes en décembre 2006.
Dans chaque ville, les institutions donnent une impression de continuité, de stabilité, en plus de forger l’identité collective des citoyens. Lorsqu’un de ces commerces transmis de génération en génération, qui a vu passer les époques et les modes sans sourciller ferme, sa disparition leur rappelle que le monde n’est pas infiniment éphémère, que ce à quoi ils s’identifient ne va pas disparaître avec eux.
Aujourd’hui, le local vide de la rue Maisonneuve révoque aux Montréalais que toute bonne chose a une fin et voilà ce qui est le plus déchirant, même pour ceux qui n’aiment pas le smoked meat. De la même façon qu’ils n’ont pas besoin d’aimer le base-ball, pour s’ennuyer des Expos.
«Quand j’ai commencé, l’atmosphère qui régnait chez Ben’s était incroyable. Le fils de Ben’s prenait soin des clients et des employés comme s’ils étaient ses enfants. Mais il y a 11 ans, lorsqu’il est mort et qu’il a légué le restaurant à sa femme, tout a changé. Elle, c’était le diable en personne. Elle méprisait les employés. Elle coupait partout où elle pouvait couper : dans les cadeaux de Noël, dans le nombre d’oeufs dans le gâteau au fromage… Je n’ai pas été surpris lorsqu’elle a décidé de nous mettre à la porte. Aujourd’hui, j’ai 64 ans, je ne parle pas français et c’est extrêmement difficile pour moi de trouver un nouvel emploi. Je cherche depuis un an. C’est une épreuve tellement difficile à traverser. Je m’ennuie de l’équipe et des clients, surtout. Des politiciens, des joueurs d’hockey qui venaient manger le midi… Ils me manquent tous. J’étais tellement heureux dans ce temps-là.»
– Gurmukh Masand, maître d’hôtel durant 21 ans –
Assistante Photo: Caroline Desilets