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Beauté moderne: Sarah-Maude Beauchesne vue par Nathalie Petrowski

Rencontre improbable de deux générations de femmes.

Par
Nathalie Petrowski
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L’autrice, scénariste et actrice Sarah-Maude Beauchesne incarne le parfait prototype de la jeune femme moderne, libérée, surperformante, introspective et exhibitionniste. Quoi de mieux que le regard mordant de Nathalie Petrowski, qui fait deux fois son âge, pour en faire le portrait et dépeindre, du même coup, les aspirations paradoxales d’une génération autoréférentielle?

Cet article est tiré du numéro 49 du magazine URBANIA.

Le chat de Sarah-Maude s’appelle Audrey. C’est, pour l’instant, sa relation la plus stable dans le domaine ambigu des rapports humains épeurants. Elle n’a plus de chum et elle n’en veut plus. Pour un boutte, du moins. Restez chez vous, les gars, et sachez que pour le moment, Sarah-Maude a d’autres priorités que de se préoccuper de l’homme idéal et fantasmé, qui tarde à se manifester. Ces temps-ci, la belle brune, aux yeux en amande et au long corps de spagh, comme elle se décrit elle-même, fait un trip de filles. Elle ne voit que ses femmes. N’instagramme que des photos d’elle avec sa gang de muses, comédiennes et amies.

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Elle rêve de se faire construire une cabane dans le bois avec sa sœur Andréane. Pas tant une cabane qu’une vraie maison, quatre saisons, quelque part dans le bout de Cowansville, près d’où habitent ses parents. Elle se donne cinq ans pour y arriver, et habituellement, quand Sarah-Maude Beauchesne se fixe des objectifs aussi précis, elle s’arrange pour les réaliser. Les hommes n’y seront pas admis. Enfin, pas de manière permanente. Ils pourront y passer les week-ends quand Sarah-Maude ne sera pas sur un deadline d’écriture et qu’elle n’aura rien de mieux à faire. Mais pas question d’y laisser une brosse à dents ou une paire de bobettes. Sorry, guys! This gal n’a plus besoin de vous.

Cela fait exactement six jours que Sarah-Maude Beauchesne a sonné à ma porte, l’air plus cool qu’un concombre alors qu’elle n’était pas cool du tout, mais plutôt stressée à l’os à l’idée de me rencontrer.

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Tellement stressée qu’elle a reporté la rencontre trois fois. Une fois de plus et je laissais tomber.

Six jours qu’elle a sonné à ma porte avec sa frange coupée au couteau, son crop-top blanc, son jean serre-ovaires et une bouteille de Lucido de Marco de Bartoli, un blanc sicilien qui se détaille 22,10 $ à la SAQ et qui n’est pas plus trippant qu’il faut. J’ai néanmoins apprécié le geste, y reconnaissant la marque d’une fille bien élevée, qui est assez intelligente, sensible et soucieuse des autres pour ne pas se présenter les mains vides. Comme je suis moi aussi dans le genre bien élevée, j’avais acheté un Saint-Émilion, cher et capiteux, dont j’espérais qu’il soit à la hauteur des désirs vinicoles d’une fille qui, dans sa websérie à succès Fourchette, commande inlassablement un verre de rouge de qualité. J’avais juste oublié le mot « léger », sur lequel elle insiste tout le temps dans ses maudites Fourchettes dont elle vient de terminer l’écriture d’une deuxième saison. Tournage prévu pour novembre.

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Manque de chance ou de discernement, mon Saint-Émilion n’était pas léger pentoute. Pendant une fraction de seconde, j’ai badtrippé, en me disant que mon plan de la saouler afin de lui soutirer la substantifique moelle de son être intime, allait tomber à l’eau. Et puis tant pis pour mon Saint-Émilion. Si ça ne faisait pas son affaire, elle n’aurait qu’à boire de l’eau. Ce ne fut pas nécessaire. Sitôt installée sur la terrasse, me répétant à au moins trois reprises « pas de stress, vraiment pas de stress », alors que je m’affairais à mettre en scène un plateau de charcuterie comme dans les restos de coolitude consommée qu’elle fréquente, Sarah-Maude s’est mise à boire mon Saint-Émilion sans grimacer et en vantant ses mérites de rondeur charnue. Une première étape dans notre rencontre un brin improbable venait d’être franchie.

Improbable parce que j’ai le double de son âge, qu’il y a longtemps que je ne cours plus après les beaux bums brumeux, que je suis d’une autre génération, voire d’une autre planète, que je ne corresponds pas au public cible de son univers créatif de millénariale en goguette, que je ne me promène pas toute nue devant les caméras, que je ne drop pas à tout bout de champ des mots anglais qui hybrident mon français (sauf quand je fais exprès de l’imiter) et que je me méfie un brin des exhibitionnistes qui écrivent tout ce qu’ils vivent, sachant que trop souvent, pour mieux écrire, ils s’obligent à vivre un paquet d’affaires qu’ils ne vivraient probablement pas s’ils n’avaient personne devant qui s’exhiber.

Sarah-Maude Beauchesne est définitivement une exhibitionniste, mais avec un fond d’honnêteté qui rend son impudeur utile, et une volonté d’introspection qui lui confère une certaine profondeur.

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« J’ai intensément envie de parler de moi. J’ai un grand besoin d’attention. Je tiens des journaux intimes depuis l’âge de 8 ans où je me posais beaucoup de questions et où je faisais des crises existentielles. Ça s’est calmé avec les années. Mais j’ai toujours envie d’être unique et de parler de moi, sauf que maintenant c’est plus pour m’émanciper que pour contrôler mes insécurités », dit-elle.

Cela fait donc six jours que nous nous sommes rencontrées, et depuis, j’ai de la difficulté à plonger dans ce portrait qu’on m’a commandé, ne sachant pas trop quoi penser de cette brindille de 29 ans, au sourire ravageur, au charme fou, qui suscite dans tous les médias une même euphorie pâmée parce qu’elle réunit en une seule et même fille tous les ingrédients les plus vendeurs et les plus winner de l’époque. Aussi photogénique que Taylor Swift; BFF avec toutes les jeunes actrices à la mode de Montréal; hyper populaire auprès des filles de sa génération, qui remplissaient le Lion d’Or pour ses soirées Coutellerie – la lecture publique de son blogue. Mais aussi : bright, lucide, sensible, talentueuse, travaillante. Polymorphe de la plume ou du clavier, capable d’écrire aussi bien des livres pour ados qui pognent (Cœur de slush, Lèche-vitrines, Maxime) que des blogues et des webséries à succès (Fourchette), ou une série pour Illico et TVA (L’Académie), qui a été renouvelée pour une troisième saison. Signe qu’elle a négocié le changement de plateforme – du web à la télé – sans se casser la gueule.

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En fait, il faut chercher loin, et même là, on trouvera difficilement matière à échec dans le parcours de cette première de classe, née à Granby. La cadette de Christian Beauchesne, un médecin, directeur d’une maison de soins palliatifs à Bromont, et de Danièle Francis, une infirmière devenue photographe et prof d’aérobie dont la mère monoparentale, c’est-à-dire la grand-mère de Sarah-Maude, a eu dix enfants de trois hommes différents! Une femme qui, bien avant Sarah-Maude, avait décidé de mener sa barque et de vivre sa vie selon ses propres règles, en se foutant des conventions. À ce sujet, Sarah-Maude dit : « Je me rends compte que mon envie de détonner, de provoquer et de déranger vient probablement de ma grand-mère Noëlla. Un jour, je vais écrire sur sa vie. C’était une femme d’affaires, une agente d’immeubles, une grande amoureuse qui n’a jamais été en couple vraiment. Plus le temps passe, plus je lui ressemble. »

Partie de la maison à 18 ans, arrivée à Montréal à 20, où elle fut pilotée par son grand ami Alex Nevsky, la première de classe a tour à tour été étudiante en création littéraire à l’UQAM, mais fan finie de Sex and the City et d’Harry Potter, serveuse de cafés et de grilled cheese au Lapin Pressé, puis rédactrice chez Sid Lee, boîte qu’elle a quittée au bout de deux ans pour écrire la série L’Académie, qui venait d’être achetée par Illico.

« Quand je fais quelque chose, je m’arrange pour faire de quoi de pas pire », explique-t-elle.

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Sarah-Maude minimise souvent ce qu’elle est, ce qu’elle fait, pas tant par manque d’estime – elle ne pourrait pas écrire tout ce qu’elle écrit si elle manquait d’estime –, mais elle le fait, je crois, par mécanisme protecteur pour éviter d’avoir l’air de la prétentieuse qui pète plus haut que le trou. Mais aussi pour couper court à toute forme d’envie qu’elle pourrait susciter. Elle semble avoir compris que l’envie est un élan toxique destructeur qui pousse l’envieux à ne jamais se satisfaire de ce qu’il a, à toujours vouloir ce que l’autre a, et à se dévaloriser quand il ne l’a pas. Or, la compétition entre femmes, thème récurrent de ses écrits, est précisément fondée sur cette envie.

« Avant, je me comparais constamment aux autres filles au lieu de les voir comme une source d’inspiration et de comprendre que ce qu’elles avaient ne m’enlevait rien à moi. Mais j’ose croire que j’ai beaucoup changé à ce sujet », plaide-t-elle.

Pourtant la conversion est récente, si je me fie aux entrevues qu’elle donnait l’an passé. Sarah-Maude est peut-être moins dans un rapport de compétition avec les autres femmes, mais elle demeure ambitieuse, perfectionniste à l’extrême et une grimpeuse d’Everest professionnelle, des traits de caractère qui expliquent autant la drive qui l’anime que ses démons d’ado.

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Sur la terrasse, alors que le Saint-Émilion ramollissait ses défenses, Sarah-Maude n’a pas nommément avoué qu’elle a souffert de troubles alimentaires, m’assurant qu’elle était désormais une grande épicurienne qui adore manger. Mais elle m’a confié qu’ado, elle se trouvait laide à mourir, et que les autres avaient beau la rassurer sur son physique, rien n’y faisait. Rien du tout? Vraiment. « Oui, rien », réplique-t-elle, insistant sur le fait qu’il ne s’agissait pas d’un caprice ni d’un prétexte pour qu’on la complimente, mais bien de l’expression d’une réelle souffrance frôlant la maladie mentale.

« Même jusqu’à récemment, je ne pouvais pas supporter mon nez. J’avais pris un rendez-vous pour le refaire et il a fallu que Sarah-Jeanne Labrosse m’agrippe par les deux bras et me dise “si tu fais ça, je te tue” pour que j’abandonne le projet. »

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Un passage de son blogue résume bien la folie qui a pu s’emparer d’elle à l’adolescence.

« Quand t’es proche d’être maigre, mais pas tout à fait, t’es encore plus en criss de ne pas être capable d’atteindre le sommet de la gloire niveau poids plume. Quand t’es pas ben ou presque malade, tu penses de même, je parle. Pas quand t’es correk. »

« Correk », Sarah-Maude jure qu’elle l’est aujourd’hui. Je la crois. Tout comme je crois qu’elle a volontairement et sciemment décidé d’être solidaire plutôt qu’envieuse des autres filles. L’envie, en principe, elle n’y souscrit plus, sauf quand elle a aperçu Lola, ma chatte de 3 ans, aussi mince que son Audrey est bacaisse. Or, même si, ce soir-là, Lola nous a terrifiées en déposant à nos pieds un pauvre oiseau à moitié mort qui hurlait comme un pendu, et même si Sarah-Maude a eu la peur de sa vie, elle n’a pas pu s’empêcher d’envier la minceur meurtrière de mon chat et de trouver que son félin Audrey n’était pas à la hauteur. Envie, quand tu nous tiens.

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Le soir est tombé. Le dictaphone sur mon téléphone intelligent indique que nous avons conversé pendant 170 minutes et 71 secondes. Parlé de sa facilité à se foutre à poil dans Fourchette, acceptant même de tourner une scène où elle se fait faire un cuni. À ce sujet, elle raconte que Guillaume Laurin – qui joue son chum et qui ressemble comme deux gouttes à son ex, l’acteur Maxime Dumontier – fut le premier à remarquer qu’il n’y avait aucune scène de cul dans la websérie Fourchette. C’était d’autant plus étrange que Sarah-Maude est la championne de la « soft-sexu », une expression de son cru et qui définit bien la franchise avec laquelle elle traite de la sexualité dans ses écrits.

C’est d’ailleurs ce qui la distingue d’une Rafaële Germain ou d’une India Desjardins. Sarah-Maude appelle un vagin « un vagin » et n’hésite à se moquer, ou pas, de la forme du pen de ses conquêtes.

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Mais je ne devrais pas utiliser le mot conquêtes. Sarah-Maude ne se présente jamais comme une conquérante dans ses écrits auto-bio-soft-sexu. Ou, du moins, pas dans la première mouture écrite au début de la vingtaine et dont la suite sera sans doute fort différente. Reste que dans ses fameuses Fourchettes, elle se présente souvent comme la victime romantique de la goujaterie universelle des hommes qui semblent se crisser de toutte et surtout des filles. C’est en partie pourquoi elle a décidé de rester célibataire pour un bout, ne voyant pas ce que le couple pourrait lui apporter de plus. On s’entend que si elle n’avait pas une carrière aussi florissante, ce serait une autre histoire…

« Une vie à deux faite de compromis, ça ne m’attire pas. Je n’ai pas le goût d’attendre après quelqu’un ou que quelqu’un m’attende. Et puis j’ai plein d’amies qui s’accomplissent, se challengent, qui travaillent sur elles-mêmes. Je ne vois pas ça chez les gars. »

Elle m’affirme aussi, avec un surplus d’enthousiasme, qu’elle adore passer de grandes journées toute seule à la maison, comme si elle voulait me convaincre de sa grande indépendance. Pourtant, le lendemain au studio de photo, elle raconte à la photographe que même si elle vit dans un trois et demi, elle est incapable de se déplacer d’une pièce à l’autre sans traîner son téléphone intelligent. Elle vérifie à tout bout de champ sa boîte de messages sous l’œil indolent de son chat Audrey, qui est peut-être trop grosse, mais qui au moins ne souffre pas d’anxiété ni d’envie, et n’est pas un paradoxe ambulant comme sa maîtresse.

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Sarah-Maude jure qu’elle n’aura pas d’enfants. Jamais. Parce qu’elle fait de l’éco-anxiété et qu’elle a peur de la fin du monde. Je ne la crois pas. Tout comme je doute qu’elle passe sa vie à prendre sa revanche sur les hommes sans ne plus jamais retomber en amour. Mais je suis d’une autre génération. Peut-être que la génération de Sarah-Maude vivra sa vie de femme autrement, sans contraintes et sans compromis, full confo dans une solitude bienheureuse et assumée. Ou peut-être qu’elle finira avec dix enfants de trois hommes différents comme sa grand-mère Noëlla. Le cas échéant, ça lui permettra d’être unique pour vrai et d’avoir amplement de matière pour écrire sur sa vie. Pendant plusieurs années à venir, sinon… jusqu’à la fin du monde.