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Port-au-Prince. Sur le bord de la route, une fille d’environ 12 ans. Albinos. Je passais en autobus, lorsque je l’ai aperçue, entre les tap-taps et les marchands de fruits, rue Delmas. Les traits d’une Haïtienne, la peau d’une Islandaise. De partout, fusaient les regards, dévorant sa différence comme un griot à 18h.
Ce billet est présenté par les Vins du Portugal
À sa vue, je replongeais dans mon adolescence et ce secondaire, passé à attendre principalement deux choses. 1) Mes menstruations. 2) Que mes seins poussent. La première est arrivée juste à temps pour mon bal. Quant à la deuxième, j’attends toujours. Au basket, brassières paddées sous la brassière de sport, prête à braver tous les inconforts et la sueur du monde pour ne pas qu’on remarque ma différence. Ma copine Émilie, elle, son problème il était gros. Je ne parle pas de bourrelets – ça, c’était le complexe de Gisèle. Émilie, c’était son nez qu’elle trouvait trop imposant au milieu de son visage. « Une pente de ski expert » qu’elle disait. Rude et escarpé. Moi, son nez, je le trouvais charmant.
Des regards des autres, nous avions peur, mais le véritable tortionnaire, c’était notre regard envers nous-mêmes.
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Je partage une photo de voyage sur Instagram et je scroll dans mon feed. Il m’arrive parfois de me demander si toute une génération ne commence pas à se ressembler.
Vous me direz que la culture de masse, les tendances, y’a rien de nouveau là-dedans. True. Les hipsters sont à aujourd’hui ce que les hippies étaient à hier. Sauf que jamais la culture n’a voyagé aussi vite. De New York à Montréal, en passant par Berlin, les mêmes duckfaces, les mêmes déjeuners, les mêmes clichés. Les premiers journaux à grande diffusion nous ont donné accès à la même info. Aujourd’hui, les nouvelles technologies bouleversent nos représentations de soi, unifient nos modes de vie. À coups de likes, de regrams, ou par pur stalking, on se scrute, on passe des heures à se comparer (soit dit en passant la chose la plus malsaine du monde) et on finit par imiter ceux et celles qu’on estime avoir du succès. Swipe à gauche, swipe à droite. Semblables. Remplaçables.
Certains parlent d’une génération selfie, je vois plutôt une génération qui s’homogénéise. Trouver un gars de mon âge qui n’a ni barbe et ne s’habille pas chez Frank & Oak est devenu une tâche aussi périlleuse que de retrouver la manette de mon Apple TV. Peut-être suis-je prise dans la fameuse filter bubble du web, ce cercle vicieux de personnalisation algorithmique, dans lequel on ne m’offre plus que ce qui me ressemble et réconforte mes idées.
Mais il y a ce corps aussi, auquel on s’attaque et qu’on charcute. Je ne juge pas, j’y ai moi-même pensé. Mais je freak. Je freak à la pensée de gens nés uniques, qui ont aujourd’hui les mêmes babines, les mêmes boules, les mêmes nez. Quelle curiosité, que celle de vivre à une époque où règne l’individualisme et le chacun pour soi, alors que ce chacun cherche tant à devenir l’autre.
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Le chauffeur de l’autobus donna un brusque coup de volant vers la droite, évitant un face-à-face de justesse. Je sortais de mes pensées. Dehors, mon œil s’accrochait à tout ce qui m’était étranger. Les terres montagneuses, les barbiers dans les containers, le bidonville maquillé en teintes multicolores. Les hommes qui pariaient sur une joute de dominos et puis cette fille, albinos. Debout, seule, différente. À mes yeux, c’était là une force. Je me demandais si à ses yeux aussi.