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Aweille Lola, run!

Par
Marie-Ève Larivière
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T’es dans une friperie un peu crado, les néons te donnent un air blafard et des cernes de chaise de dentiste. Tu te promènes entre les racks de guenilles en frôlant les vêtements du bout des doigts. Tu tentes d’oublier la couche de crasse étrange, comme une sensation de surplus inutile sur l’ensemble de ta main. C’est la saleté de ces saletés de fringues qui te colle à la peau.

La crasse t’aime, elle est dépendante affective de tes ongles. Pourtant au milieu de ces odeurs musquées qui te piquent la narine, au centre de cet amas de couleurs terres parsemées de glitter… tu te sens bien. Pas bien comme dans : tu sors de ton massage mensuel ou de ton facial annuel. Bien comme dans le vagin de ta mère mais avec des posters de Bowie. La musique crachée par le grattement cahoteux d’une aiguille usée sur le vieux vinyles des Ramones te transporte. Les lattes du planchers en bois dégarni craquent avec une cadence stylish sous tes pas lents et assurés. C’est sec et pourtant le bout de ton pif est humide, une petite morve chatouillante te persécute les trous de nez. Quand ton regard ose se porter sur des êtres vivants, peu nombreux mais o combien iconoclastes, ton cœur frémi. Oui, ces êtres vivants, tous de la même caste, celle à laquelle tu souhaites appartenir. Les hipsters. Juste d’y penser, ça t’éloigne déjà du concept, alors continuons à déambuler…

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Donc, tu avances, entre un rack de chemises d’homme, avec beaucoup-beaucoup de brun et tu salives comme une fefille devant un brownies aux pacanes. L’être humain planté juste à côté de toi, lui là, est tellement… tellement subjuguant. Mais où a-t-il eu l’idée titanesque de se tailler une moustache comme Salvador et mettre des bas rouges avec des culottes à bretelles de film d’époque sous un chandail beige vraiment serré ? Et cette fille ou ce gars, on est pas sûr… putain la réussite ! Avec sa coupe de cheveux sortie tout droit du cosmos, c’est aérodynamique et négligé, c’est un casque !?!1 ! C’est du poil, c’est fantastique ! Et sa camisole rayée, avec ses shorts en forme de poches à patates. Grand-maman aurait adoré. Et lui là-bas, noeud papillon, tatous sur le bras, ancre à bateau, chemise à carreaux et souliers pointus ! Probablement un DJ végétalien sans gluten. Trop craquant ! Celui là même qui ne regarde jamais personne autour de lui et qui a toujours l’air suffisant ! Comment font-ils pour se repérer dans l’espace sans voir autour ? Que regarde-t-ils lorsqu’ils ne regardent rien, ni personne ? Mais surtout, comment font-ils tous pour tout dénicher ces accoutrements fantasques et piteusement chics ? Du grand art, du grand art ! Inspiration profonde, contact philosophique avec Buddha et go. Tu fouilles avec encore plus d’ardeur entre les cardigans gommés, les cordes du roi déchus, les carreautés inadéquats, et les cols roulés…perplexes. Trois éternuements vintages plus tard, tu te buttes sur un bout de tissus qui est coincé au centre du rack. Tu te penches très lentement pour analyser la trouvaille, comme pour récupérer une pièce de vingt-cinq cent pognée dans une craque. T’as mis la main sur un truc à faire chavirer un pêcheur. Un one piece bleu marine ! Je répète : un one piece bleu marine ! Tu te précipites avec retenue dans une cabine d’essayage composée d’une vieille couverte de velours qui laisse dégager une poussière épaisse à chaque mouvement. Ton cœur ne bat pas, il martèle. Tu te dépêches mais tes mains sont inaptes pour accoter le rythme précipité de ton engouement. Évidemment, le rideau de velours est fait de sorte qu’il est impossible de fermer complètement la cabine. T’sais, tant qu’à en faire un, le tailler, le coudre, pis toute, pis toute, aussi bien le faire deux pouces trop petit. Tu te sors la tête nerveusement et regardes de gauche à droite pour voir si t’es seule. Et ça y est. À poil ! C’est le cas de le dire, ton oeil a tout juste le temps de voir la couche velue qui recouvre tes tibias disgracieux. T’enfiles énergiquement le one piece un peu crasseux, voire moite. T’ajustes tes montures noires de Mouskouri et en penchant le menton vers le bas, tu constates que la taille semble bonne. Ton égo bat la chamade, (en fait : ton égo crisse une hostie de volée à la chamade). Voilà ! Le look tant recherché.

Tu te félicites, tu te remets deux trophés d’avoir eu la chance de voir ce morceau d’anthologie jusqu’ici oublié de tous. Bravo championne, les autres sont des cons, t’es géniale ! Si t’avais été la gérante, t’aurais mis cette pièce unique en vitrine, mais elle n’aurait pas toffé là dix minutes. Pourquoi ne pas réorienter ton absence de carrière ? Ou devenir présidente du Mile-End? Tu veux en voir plus de ce corps admirablement vêtu, mais évidemment le miroir se trouve de l’autre côté du rideau Louis X, V, chose. Tu te glisses doucement hors de la cabine et te plantes en face du miroir embué. De haut en bas, de bas en haut, c’est la perfection. Jean-Paul Gaultier en personne, dans ses meilleures années, aurait pu tailler ze one piece. Ça y est. Tu oublies tout ! Tu rêves…/Intérieur.jour.bar/ Prise un. Tu entres, vêtue ainsi. Tout le monde se dématérialise. Ou encore/Extérieur. Jour. Pique-nique électronique/Prise un. Tu marches tout simplement dans ton one piece en regardant devant toi. Une boule de feu s’élève, la musique augmente, les autres souffrent, un écureuil crache du sang. Coupé ! Ton visage rayonne ! Ton sourire éclate au grand jour, tu as peine à retenir un rire. Mais soudain, un petit déclic dans ta tête. Pendant une fraction de seconde, tu te dis qu’il y a quelque chose d’anormal. Ton ordinateur interne te dicte une erreur mais tu n’arrives pas à l’identifier. Code inconnu ! Tu lèves le regard et panoramique en direction du magasin. Fuck! Pas un, pas deux mais bien six hipsters te regardent estomaqués. Ils pourraient gober des mouches, voire des colibris. Premier feeling : l’envoûtement du one piece est déjà commencé. Mais la dureté de la vie te ramène à l’ordre rapidement. Ça y est, tu comprends. Douleur ! Entrailles ! Hymen ? Tu as failli à la règle numéro un sur la planète de tes fantasmes… Tout ça pour te rappeler que tu ne viens pas de là, que tu ne viendras jamais de là et que tu ne dois pas essayer d’avoir l’air de venir de là. Ton sourire, ton magnifique et grand sourire. Ils l’ont repéré ! Tout le monde sait que sur la planète Hipster les humains n’ont pas de dents. D’un regard accusateur, ils te blessent et te fixent jusqu’à épuisement des stocks. Le follow spot te brûle la cervelle. Tu entres dans la cabine honteuse. Tu enlèves le one shit et remets ton jeans délavé. Ton visage cramoisi va à merveille avec ta veste molle en coton ouaté. Tes lunettes noires ont presque disparues dans tes orbites malheureuses. Tu prends ta désillusion et la roule en boule. Tu vas la planquer sous le rack maudit en prenant bien soin de la coincer au fond. Tu passes rapidement la porte de la friperie et en entendant la petite clochette tinter tu t’introspectes, tu te questionnes. Comment, mais comment, as-tu pu être si amateur ? Aweille Lola, run !

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