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« Avril 14th » : anniversaire d’un morceau culte
Certaines pièces musicales dégagent un magnétisme si grand, un je-ne-sais-quoi de si accrocheur, qu’elles sont destinées à s’affranchir de leurs origines et à voguer sans âge à travers les époques. On peut penser à une panoplie de réalisations : de Hallelujah à Where Is My Mind, en passant par Nothing Compares 2 U ou l’énigmatique House of the Rising Sun. Elles ont en commun d’être devenues, au fil des années, rien de moins que des hymnes grand public. Avril 14th, du musicien britannique Aphex Twin, s’inscrit peu à peu au sein de ce club sélect. Tentons de mieux comprendre comment une ballade au piano est devenu le morceau le plus acclamé d’un géant de la scène électronique.
En effet, bien que Aphex Twin soit considéré comme l’un des musiciens les plus influents de sa génération, seules deux petites minutes de son immense catalogue ont évolué en un véritable phénomène populaire. Le ver d’oreille a réussi à faufiler ses accords spleenétiques autant dans des blockbusters que des sketchs télé et à se faire échantillonner ici et là, dont par Kanye West. Sans oublier les quelque 138 millions d’écoutes sur la plateforme Spotify.
Sur YouTube, les versions en boucle abondent et les reprises semblent innombrables : à l’envers, ralentie ou plaintive au violon, au banjo, à la harpe, au synthé modulaire ou au Game Boy. Proliférations bourgeonnant en une communauté auditive se répondant, les variations évoquent autant un hommage qu’une souveraineté à son architecte original. Un engouement nourrissant sans cesse l’aura cultissime du morceau, soufflant aujourd’hui ses 21 bougies.
Particularité plutôt rare dans l’univers musical, il est devenu tradition de commémorer le morceau à la mi-avril. Les fidèles se retrouvent en ligne pour se souhaiter un joyeux 14 avril et profitent de l’anniversaire pour partager leurs créations et leurs rapports intimes avec ce morceau joué autant dans les mariages que les funérailles. Les commentaires, faisant souvent appel à des états d’âme complexes, manifestent un mélange de tristesse et d’envoûtement.
Cette mélodie me fait regretter des choses que je n’ai jamais vécues.
Cette chanson représente ce que j’ai ressenti après avoir reçu mon premier baiser.
Le plus étrange dans cette chanson, c’est que je n’arrive pas à comprendre le sentiment qu’elle transmet.
Cette chanson donne l’impression de devoir mourir bientôt, mais de l’accepter et de l’embrasser.
J’ai commencé des leçons de piano uniquement pour apprendre à jouer cette pièce.
Au relief presque amateur, mais d’une désarmante efficacité, on se laisse bercer par cette fragile ballade onirique somme toute étrange, enregistrée à l’aide d’un Disklavier, un piano acoustique créé par Yamaha avec des capacités MIDI permettant de reproduire une composition sans main humaine. Une démarche on ne peut plus cohérente si l’on connaît le goût du personnage à osciller entre le vrai et le faux, entre l’humain et la machine.
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Il faut mentionner que Richard D. James, ovni mieux connu sous le nom de Aphex Twin, demeure une figure de la marge, aussi vénérée qu’insaisissable. Le maître d’orchestre derrière l’étiquette Warp Records est reconnu pour entretenir le mystère, ne pas donner d’entrevue ni s’ouvrir sur son processus créatif. La scène suivant sa victoire au Grammy en 2015, pour Syro, encapsule parfaitement bien la singulière provocation du personnage.
Neuvième morceau du mitigé Drukqs, paru en 2001, Avril 14th s’inscrit en rupture avec le ton disjoncté de l’effort, coinçant ses accords entre deux morceaux de breakbeats. Peu de choses sont connues au sujet de son élaboration, outre que la légende raconte que son créateur aurait égaré son lecteur MP3 contenant le projet embryonnaire à bord d’un avion. Au lieu de voir le tout être fuité sur le web, il se serait empressé de sortir l’album.
La pièce se compose d’une superposition de deux mélodies, un contrepoint se renvoyant l’une à l’autre. La texture, qui rappelle vaguement des airs d’Erik Satie, est, de toute évidence, bien éloignée des pistes de danse. J’ai fait écouter le morceau à l’enseignante de piano Natasha Roth pour recueillir son interprétation.
« En premier lieu, je dois te dire que je n’ai jamais entendu ni le nom du compositeur ni sa musique, souligne-t-elle d’emblée. C’est une découverte pour moi. Avril 14th correspond à la musique minimaliste qui utilise la répétition comme technique de composition. Cette pièce est très aérée, remplie d’émotion. C’est de la musique tonale à la pulsation régulière complètement à l’opposé de l’approche intellectuelle de la musique sérielle, par exemple. »
Avril 14th est certes en retrait de sa signature habituelle, mais si Aphex Twin a su marquer les mélomanes, c’est par cette propension à l’imprévisible, en exprimant une ironie tordue, habile funambule de la farce et de la beauté.
Il ne faudrait donc pas réduire la production de l’artiste uniquement au chaos digital, car sous le couvert de ses nombreux alias, Richard D. James s’est permis à de nombreuses reprises de transcender son IDM pour épouser des rivages séraphiques, comme le démontrent ses réalisations ambiantes les plus illustres : Rhubarb, Stone in Focus et Lichen. Une recherche du sublime qu’il a constamment cultivée au cours de sa prolifique carrière. 14th Avril en est l’incontestable affirmation.
Sans trop le vouloir, il aura offert une journée pour se célébrer, mais aussi une ponctuation annuelle qui rassemble toute une communauté. Une fête lancinante, presque triste, où l’on s’octroie une introspection de la dernière année, une mise à jour bercée par la nostalgie du morceau.
Bon 14 avril.