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Avoir peur des souliers
Imagine que c’est l’hiver, et mettre des chaussures, des bottes, des fucking mocassins, whatever, est la chose qui t’effraie le plus au monde, te fait perdre tes moyens. Que la seule pensée que tu vas devoir te chausser tôt ou tard, je veux dire, il faut bien sortir de chez soi de temps en temps, te fait tomber dans une espèce de spirale de terreur. Et lorsque tu portes finalement tes chaussures, tu profites de ta petite réussite, de la chaleur d’avoir des pieds enfin protégés après des heures de frissons, mais seulement quelques minutes, parce que tu sais que tu vas devoir les enlever. Pour ensuite les remettre.
Et c’est insupportable, ça t’obsède.
Tu sais que le printemps, puis l’été, vont revenir. Que tu vas pouvoir porter des sandales, marcher pieds nus même. Que le sol au moins sera plus doux. Mais on ne sait jamais vraiment quand les beaux jours vont revenir. Encore moins quand ils vont s’installer pour quelque temps. Il y a des étés plus longs que d’autres.
Où est-ce que je veux en venir? Les chaussures, c’est une métaphore boiteuse (blague de champ lexical) de la nourriture. Ah marde, encore une autre histoire d’anorexique prête à tout pour maigrir pis avoir l’air d’une Barbie, que tu te dis. Pantoute.
Je suis fatiguée de ce discours; il existe, il est réel pour certain(e)s, mais comme dans tellement de choses, ça n’implique qu’une petite facette d’un problème qui porte mille visages, qui se déguise, qui a un excellent chirurgien esthétique.
Bien avant que le poids du regard des autres ne puisse me faire fondre, bien avant que je comprenne la pression qui vient avec l’âge, avant que je cherche à plaire, à correspondre, à performer. Me priver de nourriture est devenu la seule solution de mon cerveau d’enfant en réponse à un démon trop complexe à gérer, même pour un vieux sage : l’anxiété généralisée.
Ma maladie mentale, je te raconterai ça une autre fois, c’est une histoire très longue et très plate. C’est en moi depuis tout le temps aussi. Je prends des médicaments, je suis allée en thérapie. Je suis forte, t’as même pas idée. Je suis correcte. Mais quand on déambule sans chaussures, ça arrive de trébucher, de se casser un orteil (true story, bord du lit 2009, never forget).
Quand je me prends l’orteil, puis le pied, puis la cheville, parfois la jambe au complet et des fois jusqu’au cou, dans le tordeur de l’anxiété, le symptôme le plus concret et le plus constant de mon mal-être, c’est ça. Je n’arrive pas, ou très difficilement, à me nourrir. Parfois, je suis en train de mastiquer et tout à coup, je ne me rappelle plus comment avaler.
Physiquement, j’oublie. Les muscles de ma gorge ne répondent plus. Parfois, je n’arrive même pas à me lever de ma chaise pour me rendre au frigo tellement j’ai peur. D’autres fois, j’ai une liste tellement longue d’aliments que je me surprends à être convaincue de ne pas pouvoir avaler, digérer, tolérer, qu’il ne me reste presque plus d’options.
Je ressens la faim, je sais que je dois agir pour combler mon besoin, mais je n’ai aucune idée de la solution, puisque manger m’est impossible. Je suis complètement démunie. C’est douloureux, humiliant. Et ça peut durer des mois.
Je n’ai jamais voulu maigrir, au contraire. Si je maigris trop ou trop vite, tu pourrais t’en rendre compte et tu me poserais des questions, tu surveillerais mon assiette. C’est clair que ma mère remarquerait mes os saillants. Et je te l’ai dit, ça m’humilie encore, tout ça. J’ai peur que ça me résume, que tu oublies le reste de moi, par exemple mon extraordinaire imitation de Mario Pelchat ou mes skills de hip-hop (mes deux meilleures qualités). Alors je choisis le jus de légumes avec le plus de calories (je te dirais bien la marque, mais ça ferait une étrange publicité).
Comprends-moi bien, cette déferlante va et vient. Je suis souvent très bien, je suis en général gourmande, curieuse et sociable, le clou du diner party. On pourrait même à aller jusqu’à dire foodie, si ça n’était pas un mot interdit. J’ai un appétit joyeux, je mange sans complexe. Je n’arrive pas à faire un régime même si je veux.
Au rythme où vont les choses et contrairement à ce que nous laissaient croire les Jetsons, ce n’est pas de sitôt qu’on se nourrira de pilules. Alors j’en déduis que je devrai toujours me battre avec l’étrange démon qui s’assoit sur toute une partie de mon cerveau. C’est correct, je la connais bien, sa face de marde, j’y suis (presque) habituée. Son arrivée me désarticule encore, mais je pense que s’il devait me convaincre de jeter la serviette, ça serait déjà arrivé.
On sait jamais, mais j’ai confiance en moi, j’ai déjà survécu tellement souvent.
À toi, je veux te dire que c’est correct de pas comprendre; tant mieux dans le fond. Je voudrais être la seule au monde à vivre avec ça; avoir inventé le concept. Mais damn, c’est tellement pas le cas.
On est une armée à avancer avec les pieds nus. Pas besoin de te joindre à nous. Juste demande si on veut pas essayer tes souliers. On va sûrement dire non, mais ça fait du bien.
Et rappelle-toi qu’il faut être fort en maudit pour continuer à marcher pareil.
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