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Aux alentours des écoles secondaires le midi : le grand débarquement
11 h 40. Les élèves surgissent par grappes sur l’avenue Mont-Royal, puis, rapidement, par vagues. En quelques minutes, une marée humaine déferle dans une pizzeria, une succursale A&W, un Dollorama, un dépanneur et sur les trottoirs en face de ces commerces, laissant des tonnes de déchets dans son sillage. Pendant une heure, les passant.e.s font des détours en soupirant et les commerçant.e.s prennent leur mal en patience, jusqu’au lendemain.
Tournée des adresses prefs des élèves du secondaire sur l’heure du midi.
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La scène décrite plus haut se répète cinq jours par semaine durant l’année scolaire autour de l’école secondaire Jeanne-Mance, sur le Plateau-Mont-Royal.
Pour en saisir l’ampleur, il faut le vivre sur place… pourvu de faire vite, puisque ce chaos éphémère ne dure qu’une heure, durant laquelle les jeunes débarquent en hordes dans leurs commerces fétiches, pour en ressortir avec une pointe de pizza, une liqueur ou un sac de chips.
Cet article ne cherche pas à démoniser les jeunes ou à faire de l’âgisme (je faisais probablement la même chose au Valentine près de la polyvalente Saint-Eustache quand j’étais jeune), mais bien à dresser un état des lieux et à prendre le pouls des commerçant.e.s.
Et visiblement, certains avaient besoin de ventiler.
C’est le cas de Serge Nadon, le propriétaire de la fruiterie Fruits du jour, dont le trottoir est littéralement assiégé tous les jours sur l’heure du lunch. « Ils sont une cinquantaine, parfois plus que ça, tous les midis entre 11 h 45 et 12 h 45. Ils vont acheter de la bouffe à côté et mangent dehors. Quand ils quittent, ils s’assurent de tout laisser traîner par terre », peste M. Nadon, dont la fruiterie est prise en souricière entre le Dollarama et le A&W, deux lieux prisés des élèves.
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Ces derniers traînent à l’ombre sous l’auvent de sa fruiterie, au grand dam des passant.e.s et client.e.s qui doivent jouer du coude pour se frayer un chemin. « Quand tu leur demandes poliment de circuler ou que tu essayes de discuter avec eux, ils se sentent agressés et t’envoient promener. J’ai reçu des menaces, l’un d’eux m’a invité à me battre », raconte Serge Nadon, dont la fruiterie a pignon sur rue depuis 33 ans.
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Il dit avoir appelé la police à trois reprises, mais celle-ci lui répond de se tourner vers la direction de l’école. Le commerçant a aussi appelé le 311 plusieurs fois pour nettoyer sa devanture souillée après le passage des élèves. J’ai moi-même pu tâter l’animosité ambiante en me faisant insulter et rendre des comptes parce que je prenais des photos avec mon cellulaire. « Si tu m’as pris en photo, je t’avertis… », m’a fait savoir un ado.
La situation semble infernale aussi au Dollorama voisin, dont les allées grouillent d’élèves venu.e.s davantage flâner qu’acheter. Sous le couvert de l’anonymat, un employé excédé explique que ses collègues et lui ne sont pas outillé.e.s pour contrôler ces débarquements quotidiens.
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« Avec la pandémie, on pouvait au moins contrôler les entrées, mais plus maintenant », souligne l’employé, qui n’en veut pas vraiment aux jeunes. « On en a plus contre la direction, qui doit être au courant et ne fait rien », indique l’employé. Lorsque je lui demande si les vols sont courants, il me fait de gros yeux comme toute réponse, m’enjoignant à lire entre les lignes.
L’employé, n’en veut pas vraiment aux jeunes. « On en a plus contre la direction, qui doit être au courant et ne fait rien »
En retrait, une foule compacte de jeunes agglutiné.e.s contre les caisses se bousculent et s’excitent, sous le regard pétrifié de la clientèle régulière.
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De l’autre côté de la rue, les propriétaires du casse-croûte Resto Mega n’ont pas vraiment de grief contre les ados qui déferlent chaque midi. « C’est difficile à contrôler, mais ça se passe bien. L’été, c’est plus relax, l’école est fermée », explique Ali Dag, qui se tape tous les rushs avec son camarade Kaya.
« C’est difficile à contrôler, mais ça se passe bien. »
Malgré les apparences, il dit ne pas faire tant d’argent que ça avec sa clientèle étudiante. « Ils sont souvent plusieurs à accompagner un ami qui dépense quelques dollars. Je vends environ sept-huit extra-larges par dîner, mais les prix des produits ont vraiment monté dernièrement. Par exemple, le bidon d’huile (16 litres) est passé de 22 à 42 $. On a même pensé fermer », admet Ali Dag.
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DEs pointes pas si payantes
Même son de cloche à la pizzeria située juste en face de la polyvalente Saint-Henri, dans le sud-ouest de la ville. « Des fois, je me dis que ça serait mieux qu’ils (les élèves) ne viennent pas, puisque pendant qu’ils sont là, personne d’autre ne vient, ça se chamaille et c’est pas facile à gérer », plaide le patron Hugo, évoquant aussi la flambée du prix de l’huile et le fait que plusieurs jeunes viennent juste flâner ou accompagner leurs ami.e.s. « Honnêtement, ce n’est pas si payant à coup de pointes à 3 $ et de promotions sur les breuvages à 1 $. Je fais peut-être 150-200 $ par midi », calcule Hugo.
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C’est peu, surtout compte tenu des nombreux désagréments rapportés. « Quelques élèves sont bannis, le pot de pourboire a été volé deux-trois fois, il y a un peu d’intimidation, on essaie de maintenir un peu d’ordre et on doit nettoyer nous-mêmes tous les déchets laissés dehors », énumère Hugo, qui doit avertir plusieurs fois les jeunes de libérer l’entrée au cas où d’autres client.e.s seraient tenté.e.s de s’aventurer à l’intérieur, ce qui est rare.
La situation est telle que le gérant de la pizzeria affirme avoir un loyer à rabais. « On est pourtant à un endroit stratégique à côté d’un métro (Place Saint-Henri) et dans un quartier en gentrification, mais on nous fait un prix dérisoire tellement c’est l’enfer avec les jeunes », raconte Hugo.
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On le croit sur parole en voyant les élèves débarquer massivement dès que la cloche résonne à 11 h 20. En quelques minutes, ils et elles ont investi la pizzeria, le dépanneur d’en face, les vélos stationnés à la borne Bixi et l’édicule du métro, au grand bonheur des mouettes qui se font un festin de restants de bouffe abandonnés partout sur le trottoir et dans la rue.
Les jeunes se courent après, se lancent des souliers, de la bouffe et jouent à la tague, traversant la rue Saint-Jacques à tout moment sans faire attention aux nombreux véhicules qui déboulent souvent en trombe. En une heure, j’ai retenu mon souffle plusieurs fois, croyant assister en direct à une collision.
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C’est seulement la routine, m’expliquent les commerçants excédés. « Le problème, c’est que pendant qu’un achète quelque chose, les autres en profitent parfois pour voler », souligne Léo, le propriétaire du dépanneur Bellevie juste en face de l’école. Quatre employé.e.s s’efforcent de servir les jeunes qui affluent sans arrêt, tandis que Léo monte la garde près de la porte et tente de maintenir un semblant d’ordre à la caisse. « Mets ton masque! », lance-t-il à un jeune, pendant qu’un employé invite les autres à faire une file qui a de l’allure.
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Le jour de la (jeune) marmotte
De l’autre côté de la rue, des agents de la STM surveillent l’édicule qui sert de cafétéria pour les élèves. Une poignée de jeunes jouent au chat et à la souris entre les portes et se lancent des croûtes de pizza. Le niveau de décibels est élevé, les cris sont stridents. Encore trente minutes avant le retour en classe.
Une autopatrouille s’amène et se gare entre le métro et la pizzeria, rue Saint-Ferdinand. Deux policiers vont voir les jeunes en train de se chamailler pour leur demander poliment de se calmer les nerfs. La suggestion est mal reçue. Les policiers se font vite encercler par les élèves, qui font tout ce qui est en leur possible pour les niaiser copieusement. « On est dans un pays libre! », scandent-ils aux policiers, qui ont l’air découragé.
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D’autres m’immortalisent avec leur téléphone, pensant que je suis un agent de la STM, un policier en civil ou je ne sais trop. « Tu m’as pris en photo! Je t’ai vu! Montre-moi ton cell! », m’ordonne un des jeunes.
La cloche sonne, les élèves retournent en classe. Le calme revient aussitôt.
« C’est comme ça tous les jours, ils nous cherchent et veulent juste nous faire réagir, c’est pas facile », soupire un des agents.
Une présence policière durant les heures de midi est pourtant une des solutions avancées par plusieurs commerçants interrogés. Une façon d’encadrer les élèves, même si ces derniers semblent visiblement leur rendre la vie difficile.
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Comme 100 % de mes requêtes médiatiques au SPVM ont été déclinées depuis deux ans, je n’ai pas perdu mon temps à lui passer un coup de fil. Mais à voir ses deux agents excédés sur le terrain, on peut deviner qu’il en a plein les bras avec le problème, qu’il pellette du côté des directions d’école, à en croire des commerçants qui ont fait le 911.
Du cas par cas, selon la CSSDM
Du côté du Centre de services scolaires de Montréal (CSSDM), on explique traiter le dossier « cas par cas ». « Il n’y a pas de politique, mais on encourage les jeunes à demeurer à l’intérieur de leur école ou sur le terrain. Nos cafétérias sont excellentes », souligne le porte-parole Alain Perron, ajoutant que malgré une foule d’activités parascolaires, les élèves demeurent libres de leur mouvement sur l’heure du midi. « Des commerçants s’installent aussi sciemment à côté des écoles, certains y voient une occasion d’affaires », note Alain Perron.
Il souligne enfin que chaque école est libre de prendre des initiatives et de rappeler les règles de civisme aux élèves dans le but d’aider les commerçant.e.s.
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À la polyvalente Père-Marquette dans le quartier Rosemont par exemple, une directrice viendrait elle-même en personne surveiller les élèves à la populaire pizzeria Bellechasse tout près de l’école. « Les jeunes se comportent bien et on a une belle collaboration avec l’école. On autorise juste cinq personnes à l’intérieur et les autres font la file dehors, sinon ils entrent en groupe et un seul commande une pointe de pizza », explique Lina, l’employée, dont le casse-croûte est à un jet de pierre d’une succursale McDo aussi envahie par les élèves chaque midi.
« Les jeunes se comportent bien et on a une belle collaboration avec l’école. »
Cette collaboration avec la direction de Père-Marquette est inspirante pour Hugo de la pizzeria Saint-Henri. « Il y a quelques années, l’école nous fournissait de la sécurité, mais ce n’est plus le cas. On pourrait peut-être parler à la direction », tranche le restaurateur.
En attendant, il devra aller ramasser tous les déchets abandonnés à la porte de sa pizzeria, comme hier, comme demain.