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Au petit royaume du balado « true crime » québécois
Il fait plus noir que d’habitude sur la rue Sainte-Catherine. Le Québec est en deuil de Karl Tremblay depuis 24h et on dirait que tout sur mon chemin me rappelle les Cowboys Fringants. Parfois c’est juste moi. Parfois c’est dans ma face. L’énergie de la ville est à la tristesse et au recueillement.
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Pourtant, dès que je passe la porte du minuscule Théâtre Sainte-Catherine, l’atmosphère change du tout au tout, autour de moi. Ce soir, je vais assister à un enregistrement de balado où trois ténors du true crime audio québécois se produiront devant public. Crime Tonic, Un peu de crime dans ton café et Distorsion. Le balado au sens large prend de plus en plus d’ampleur dans la belle province et des enregistrements devant public comme ça ne sont pas une pratique inédite. Mike Ward en est sans doute l’exemple le plus connu avec son Sous Écoute enregistré au Centre Bell, l’été dernier, devant une foule-record.
Sauf que si cette soirée revêt un cachet particulier, c’est parce qu’elle concerne une toute petite niche avec laquelle on n’est pas encore si familiers dans nos écouteurs.
Si on blague souvent qu’il y a trop de balados au Québec, je suis à la veille de découvrir qu’il y en a trop peu comme les trois que je m’apprête à entendre.
Récit d’une soirée où il régnait bienveillance, enthousiasme et histoires à dormir debout.
Les enquêteurs et enquêtrices 2.0
« Mon chum et moi, on était des gros consommateurs de balados, à la base. On se les racontait l’un à l’autre et on y prenait beaucoup de plaisir. C’était quasiment rendu notre activité principale, » raconte Marie-Ève Charette, cofondatrice du balado Crime Tonic avec son chum, Nicolas.
Avec seulement 16 épisodes à leur actif depuis le lancement officiel en juin, ils sont les petits nouveaux de la game. C’est leur tout premier épisode devant public, ce soir. « On s’est dit qu’on était aussi bien faire quelque chose avec notre plaisir de raconter et partir un balado nous-mêmes. »
Nicolas et Marie-Ève sont ensemble depuis 18 ans. Ils vivent ensemble, travaillent ensemble, bref, ils sont ensemble 24h/24. Leur chimie est palpable sur scène comme dans la petite loge du Théâtre Sainte-Catherine. Ils ont une petite fille de douze ans que Marie-Ève appelle tendrement « l’héritière » et l’émancipation de cette dernière a conscientisé le couple à l’importance d’avoir de nouveaux projets.
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Crime Tonic n’est pas un balado true crime conventionnel. « C’est “safe for work”. Tu peux écouter Crime Tonic au bureau ou dans l’auto avec tes enfants. On sacre pas, c’est pas sanglant et on parle d’affaires plus légères. Des scandales, des fraudes, des arnaques, du paranormal, des gens qui se retrouvent dans le trouble, » m’explique Nicolas.
Pendant que je discute avec les membres de Crime Tonic et Un peu de crime dans ton café, Émile Gauthier et Sébastien Lévesque, les animateurs de Distorsion, mangent discrètement leur lunch dans un coin de la pièce pour ne pas nous déranger. C’est soir de fête pour eux aussi, mais ils sont plus habitués à l’exercice. Oeuvrant dans le milieu du balado québécois depuis 2017, ils ont une centaine d’épisodes à leur actif et quelques apparitions publiques, dont une très récente dans le cadre du Festipod, en septembre dernier.
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Distorsion est un balado spécialisé en crime et énigmes à l’ère du numérique. Le vibe est immédiatement bon avec eux. Ça fait même pas deux minutes que je me suis présenté et on se met à discuter de Sitting & Smiling, une de mes bizarreries du web préférées. Instantanément, je comprends l’attrait de leur balado et je ne l’ai même pas encore écouté. Émile et Sébastien sont sympathiques, enthousiastes et obscènement geeks.
Pendant toute la journée, les deux gars travaillent dans l’univers des technologies numériques et le soir, ils en remettent une couche à la maison. Ils en mangent et ça paraît. . Étant moi-même geek, je trouve leur énergie franchement contagieuse.
« Quand Serial et quelques autres gros balados d’enquêtes sont sortis, on s’est demandé comment on pouvait jumeler ce qu’on fait avec ce qu’on aime, » me confie Émile entre deux bouchées de lunch. « C’est comme ça qu’on a eu l’idée de parler d’histoires qui concernent l’ère du numérique. »
Ils m’expliquent aussi que le balado devant public débloque de nouvelles possibilités pour raconter des histoires. Ce soir, les gars de Distorsions planifient se servir de supports visuels afin d’appuyer leur narrative. Ce n’est cependant pas la seule raison pour laquelle ils aiment se prêter à l’exercice. « Il y a une certaine proximité au balado. Nous, on ne la ressent pas, mais les auditeurs, eux, la ressentent. On est dans leurs oreilles. Certains nous disent qu’ils ont l’impression de nous connaître. Moi aussi, j’écoute des balados et j’ai cette impression-là, » raconte Sébastien.
Dans le cas d’Un peu de crime dans ton café, il s’agit d’un projet de pandémie de deux amies de longue date, Audrey Boutin et Catherine Côté, qui est en essor croissant depuis sa création. Comme quoi 1) pas tout le monde s’est mis à faire du pain à la maison et 2) ce ne sont pas tous les projets de pandémie qui ont pris le bord après six semaines.
C’est Audrey qui a organisé la soirée, alors c’est normal qu’il y ait plus de gens qui se sont déplacés pour venir voir Un peu de crime, mais les filles font énormément d’effet. Les visages s’éclairent sur leur passage, un peu comme si elles étaient Taylor Swift et Miley Cyrus. On fait la file pour les rencontrer et s’acheter leurs tasses à l’effigie de la soirée. Il faut dire qu’elles sont vachement belles.
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Les gens ont l’impression de les connaître, comme on a l’impression de connaître notre artiste préféré. D’ailleurs, quand Marie-Ève de Crime Tonic m’explique que c’est Audrey elle-même qui les avait contactés pour participer à l’enregistrement de ce soir, c’est plus ou moins à la blague qu’elle déclare : « Quand Beyoncé t’appelle pour partager la scène, tu dis pas non à ça. »
De l’autre côté du micro
Le Théâtre Sainte-Catherine est l’une des plus petites salles de spectacle à Montréal, mais elle est remplie à pleine capacité de cent âmes venues entendre des histoires à dormir debout. Parmi elles, Marc-André Roberge, un rosemontois employé comme brasseur de bière. Il m’explique qu’une bonne partie de son travail s’effectue en solo et qu’il s’est tourné vers le balado pour lui tenir compagnie au milieu du bruit des machines.
« J’ai de la misère à m’expliquer pourquoi je m’intéresse moi-même au true crime, alors je pourrais pas vraiment parler pour les autres. Je pense que c’est parce que ça parle à nos peurs, au quotidien. Celle de croiser un tueur en série, par exemple. Pas qu’il y en ait tant que ça, mais tu comprends ce que je veux dire, » m’explique-t-il.
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Marc-André fait partie de la communauté Discord (le mIRC des zoomers) d’Un peu de crime dans ton café. Celle-ci compte environ une cinquantaine de personnes qui discutent ensemble à propos de tout et de rien. Par ailleurs, plusieurs de ses membres sont ici, ce soir.
« Je viens pour les encourager. Pour montrer qu’on est là, nous aussi. Souvent, dans les podcasts, ils blaguent qu’ils font peut-être tout ça pour trois personnes en tout, mais c’est pas le cas. »
Gabrielle Dubuc-Quesnel a commencé à s’intéresser au true crime très jeune. Un peu trop jeune, peut-être, selon elle. « Mes parents laissaient trop souvent la télé ouverte à Canal D. C’est grâce à ça que je me suis familiarisée avec des émissions comme Un tueur si proche. »
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C’est en plein déménagement, l’an dernier, qu’elle s’est remise à s’intéresser au phénomène. « Je cherchais quelque chose à écouter en montant des meubles IKEA, » me raconte-t-elle avec un éclat de rire. « J’ai commencé avec Captives, mais je trouvais ça trop sombre. C’est l’algorithme Spotify qui m’a proposé Un peu de crime dans ton café. Maintenant, mon chum et moi, on n’en manque pas un. »
« Je pense que les gens s’intéressent au true crime pour les mêmes raisons qu’ils s’arrêtent, quand il y a un accident. Il y a quelque chose de morbide. C’est intriguant. C’est pas toujours sain, non plus .»
Personne n’a de réponses précises pour moi à savoir qu’est-ce qui les rassemble au Théâtre Sainte-Catherine en un jeudi pluvieux de deuil national, mais la soirée est un succès retentissant. La foule est demeurée assise poliment pendant trois heures, si l’on inclût les entractes animés par l’humoriste Audrey Ann Tremblay, absorbée par les divers récits de la soirée : Shia Labeouf contre 4chan, Tanacon, les extraterrestres de La Croche, les aventures émotionnelles de la juge Joëlle Roy, Chip-Chan, InSeCam et le paquet d’autres curiosités présentées par les gars de Distorsion. L’ambiance n’est pas exactement au party, mais plutôt à l’écoute active et au respect, un peu comme à l’église.
Pendant quelques heures, j’oublie presque que le Québec vient tout juste de perdre un de ses plus grands interprètes. La passion et l’enthousiasme de la centaine de fidèles s’étant déplacés sous la pluie est contagieuse. Personne n’est ici parce que c’est « cool » ou « de bon goût », bien que, étonnamment, l’événement réponde aux deux critères.
Les gens sont ici parce qu’ils aiment se faire raconter des histoires et par amour pour les personnes qui les racontent.
C’est le parfait exemple d’une culture grassroot bâtie autour d’un phénomène qui prend organiquement de l’ampleur sans injections d’argent, ni l’aide de campagnes de marketing. Personne n’a essayé que ça devienne un phénomène rassembleur, ça l’est devenu, tout simplement, un peu comme les veillées d’antan. C’était peut-être pas 90 000 personnes qui chantent ensemble sur les plaines ou cordées dans le Centre Bell, mais y’avait beaucoup d’amour dans l’atmosphère, ce soir. Ça m’a fait du bien. C’était probablement ça, le but de l’exercice.