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Au-delà du noir, qui est le tatoueur Yann Black?

Lumière sur une signature hors de l’ordinaire.

Par
Jean Bourbeau
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Bien rares sont les tatoueurs montréalais proposant une ligne aussi singulière que celle de Yann Black. À la fois vétéran de la scène et en retrait de celle-ci, cet artiste discret a fait des peaux de la métropole son canevas éclaté depuis une quinzaine d’années. On le reconnaît au souci apporté aux traits et aux géométries abstraites à l’intérieur de grandes compositions organiques. Cette signature rebelle, bien loin des modes saisonnières, a fait de lui l’une des icônes visuelles de la ville. Mais que sait-on vraiment de lui?

Rencontre avec un plasticien du cuir à l’aiguille engagée.

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Une vieille porte s’ouvre sur un appartement à l’ancienne de Parc-Ex. Un homme à l’aube de la cinquantaine, le crâne rasé, lunettes noires et nombreux tatouages au visage me serre la main, tout sourire. « N’enlève pas tes souliers! », lance-t-il avant de m’offrir une bière et de descendre au sous-sol. C’est samedi soir après tout.

Atelier d’art d’un côté et studio de tatouage de l’autre, les deux pièces sont tapissées de toiles, de bibelots, de disques et de livres. Il range deux ouvrages dédiés aux nains de jardin. « Ma cliente de cet après-midi voulait un truc dans ce style », raconte-t-il en me tirant une chaise.

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« J’ai commencé en 1992. Woah… c’était une autre époque, s’exclame-t-il. Tu achetais ta machine aux bikers avec une boîte d’aiguilles sans même savoir souder. Je faisais des tattoos de taulards avec de la glue, quoi. Des trucs gratuits dans des squats de punk. C’était cool, mais loin d’être clean. »

Yann a grandi dans un petit coin du centre de la France. Une fois des études en dessin animé achevées dans le nord du pays, il dépose les maigres valises de sa jeunesse à Bruxelles, où il commence à encrer connaissances et ami.e.s.

Après sept années qu’il estime heureuses dans la capitale belge, il décide de renouer son baluchon. « C’est un pays où personne ne bosse ni n’a de tune. Tout le monde est au bar. Une bière coûte moins cher qu’une eau pétillante. C’est génial, mais il faut que tu te débrouilles pour gagner ta vie. »

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Un ami lui offre son poste de tatoueur dans un studio parisien spécialisé dans la modification corporelle. Au tournant du millénaire, c’est les débuts des implants hardcore. « J’offrais déjà un tatouage différent avec mon style propre et là, je me retrouve dans un studio à la mode à faire des gros tribals dégueulasses et des signes chinois, s’indigne-t-il. Mais je faisais de l’argent pour la première fois de ma vie. Une journée à Paris, c’était un mois à Bruxelles. Mais qu’est-ce que je me sentais mal. Tatouer en sachant que c’est de la merde, c’est vraiment dur. »

Au bout de trois mois, Yann annonce à ses patrons qu’il ne peut plus continuer ainsi. Il décide d’afficher ses croquis aux murs et propose de les dessiner directement sur les corps (freehand dans le jargon de la profession). Grande référence du métier, la rédaction de Tatouage Magazine s’intéresse à sa pratique et lui consacre un article. Soudainement, il se retrouve avec une liste d’attente de six mois et une clientèle voyageant de partout en Europe pour sa griffe. « Je pouvais enfin me libérer des trucs pourris que je faisais. C’était gratifiant. »

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Je reviens sur la soudure des aiguilles de bikers, peu familier avec cette expression.

« Si tu as commencé avant les années 2000, tu sais comment souder. En fait, t’avais pas le choix, il n’y avait pas d’aiguilles préfabriquées. Tu recevais de toutes petites aiguilles avec un fer à souder et un petit gabarit, tu pouvais alors les regrouper pour faire des liners ou des magnums selon ta pratique. Je n’ai jamais arrêté d’en faire. C’est intégré dans ma routine. »

Curieux de rebondir sur l’explosion du tatouage actuel, je lui demande comment il voit l’évolution du médium. Sans surprise, l’artiste ne mâche pas ses mots.

« L’encre, les machines, tout s’est amélioré! Quand j’ai commencé à faire des blackout (partie du corps entièrement recouverte de noir), on faisait ça avec 15 aiguilles, ça prenait huit heures. Maintenant, c’est 49 aiguilles et quatre fois plus vite. Mais ce qui me fascine vraiment avec le tatouage maintenant, c’est qu’il n’y a plus personne qui soude, y’a pas grand monde qui dessine non plus. Tu prends un iPad et tu imprimes [le tatouage] sur un stencil. Je pense que les tatoueurs n’ont jamais aussi peu travaillé et demandé des prix aussi démentiels. C’est peut-être représentatif de notre époque où tout est jetable. »

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Yann prend quelques secondes de silence. « Quoique dans les années 90, c’était assez poche, rétorque-t-il en empruntant les termes de sa terre d’accueil. L’école américaine un peu japonaise, putain, c’était grave. Aujourd’hui, c’est les micro-tattoos. Chaque époque à ses horreurs.

Revenons à son parcours.

Yann habite Paris depuis huit ans et sent que l’étau de la Ville Lumière se resserre sur lui. « C’est une ville trop petite pour son nombre d’habitants. Elle t’écrabouille. Tout est fucking cher. Tu ne fais que travailler pour payer tes merdes. C’est étouffant. J’avais un ami tatoueur avec qui je m’entendais super bien et il est tombé amoureux de Montréal après une visite à la convention annuelle. On a fait tous les papiers et deux ans plus tard, en 2007, je suis arrivé en plein mois de janvier. Il faisait -27 et j’avais un appartement complètement vide à Saint-Henri. »

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Il entame sa pratique montréalaise au salon Glamort dans le même quartier du sud-ouest. « À part quelques Français, personne ne me connaissait ici, se souvient Yann. La première année, j’ai même pensé aller porter mon CV au Home Depot. Je n’ai jamais fait d’autres choses dans ma vie que tatouer. Puis il y a eu quelques parutions à mon sujet dans des magazines américains et une clientèle a commencé à traverser la frontière pour venir à Montréal. J’étais plus proche. »

Peu à peu, le succès le retrouve de l’autre côté de l’océan. Il commence à tatouer à temps plein à domicile. « Les tattoos, tu sais, ils traînent, on les voit l’été. Il y a le bouche-à-oreille, puis ensuite Instagram. Avant la pandémie, je bookais mon année en deux semaines », raconte le tatoueur qui, malgré la popularité, s’est toujours fait un devoir de ne jamais faire payer une fortune.

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De chez lui, Yann accueille un.e client.e par jour. Chaque matin, il ignore ce qu’il va faire. Il estime nécessaire d’avoir du temps avec l’hôte de ses aiguilles, d’établir un lien réel et une direction vers où aller et surtout de ne jamais être trop pressé. « J’aime l’acte de tatouer, mais surtout la rencontre, la discussion », précise celui qui a les mêmes client.e.s depuis des années et qui ne se gêne pas pour glisser aux nouveaux quelques arguments en faveur du véganisme, son cheval de bataille.

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La facture visuelle de Yann Black passe par des motifs parfois enfantins, christiques ou très sombres, exclusivement remplies de noir ou de rouge. Sans omettre les classiques blackout ici et là. « On dit que je fais du tatouage graphique, j’aime dire “occuper l’espace intelligemment” », définit humblement l’artiste. Un style reconnaissable qui lui a valu, au fil des années, de croiser de nombreuses imitations dans la ville.

« Je vais bientôt avoir 50 ans, souligne-t-il entre deux gorgées. J’ai encore quoi, 15-20 ans pour tatouer? Après, il va falloir freiner solide. Je me tourne donc peu à peu vers la peinture. J’ai vendu des œuvres et ça paye bien. Mieux que le tatouage. Il y a un marché. C’est ma porte de sortie et ça me plait. »

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On passe du côté atelier où Yann défile quelques œuvres du temps de ses études en dessin animé. Son style était déjà bien installé en parallèle à ses dernières toiles qu’il dépose au sol en triptyque. « Je travaille pour une expo à Paris l’an prochain. Tout est presque terminé », dit-il, remué par un soupçon de fierté et une volonté insatiable de tout retoucher.

Malgré les milliers de réalisations que l’on peut croiser sur les bras de cuisiniers, de programmeurs de jeux vidéo ou de mannequins, le tatoueur français assure avoir encore la flamme qui brûle en lui. « Je trippe, j’suis un peu taré. Ça fait 30 ans que je me réveille chaque matin et que j’suis content de faire ce boulot. C’est une chance! »

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La chance, pour Montréal, c’est que le destin du talentueux tatoueur ait décidé, un jour, de venir s’y installer.