.jpg)
« Trump arrive, Trudeau s’apprête à partir. L’avenir s’annonce positif pour le Canada. Tu sais pourquoi? Parce que Trump va s’occuper de vous. Tout ira mieux une fois qu’il dirigera », m’explique en me fixant dans les yeux un vendeur de t-shirt originaire du Kentucky. Je ne peux pas m’empêcher de rire.
.jpg)
Mes doigts s’écrasent sur le pad électronique, livrant mes empreintes digitales au système.
Un interrogatoire froid et brouillon s’ensuit dans un cubicule gris. « Vas-tu à DC pour manifester? Éprouves-tu de l’hostilité envers le peuple américain? C’est quoi ce tattoo sur ta main? Pourquoi un journaliste choisirait-il de dormir dans un pareil shithole au Maryland? », enchaîne un douanier, tandis qu’un autre tourne les pages de mon carnet de notes, s’acharnant à déchiffrer des gribouillis dans une langue qui lui échappe.
Soudain, l’ambiance se détend, les muscles se délient. « On a fait ça toute la semaine », glisse l’un d’eux avant de parler de hockey en toute légèreté. Quelques minutes plus tard, on me tend mon passeport avec presque un semblant de sourire.
Les Américains.
.jpg)
L’avion atterrit dans la grisaille du dimanche matin. À bord, on compte des lobbyistes, d’autres journalistes et Daphnée, encore fatiguée de sa soirée au Igloofest, vêtue d’un lainage à l’effigie du pays qui nous accueille. Elle confie ne pas voyager par soutien politique, mais par simple désir de vivre un moment historique.
.jpg)
Je déambule sur Constitution Avenue, l’artère où devait se tenir, le lendemain, la parade inaugurale. Le décor boueux est laissé à l’abandon : des corridors de toilettes publiques désertés et des kilomètres de clôtures sont les derniers témoins d’un événement avorté. Sous prétexte d’un froid polaire, Trump a décidé de déplacer la traditionnelle cérémonie extérieure du Capitole vers le Capital One Arena, une première en quatre décennies. Les raisons derrière ce choix font jaser : certains y voient un prétexte pour éviter l’humiliation d’une faible affluence, d’autres y décèlent une mesure dictée par des préoccupations sécuritaires.
.jpg)
En ce dimanche du long week-end du Martin Luther King Day, un premier rassemblement est organisé dans le même amphithéâtre. Mon plan est d’y assister. Aux abords de la Maison-Blanche, je me fonds dans la mer de casquettes rouges. Un coup d’œil à Google Maps me glace davantage que l’humidité ambiante : 1,6 kilomètre nous sépare encore de l’entrée. Tabarnak. Aucune chance d’y parvenir, même avec le billet bidon réservé en ligne.
Livrée à elle-même, la foule avance sans directives sous un ciel menaçant de se déverser sur cette marée trumpiste. Je n’insiste pas. J’abandonne aussi vite que l’espoir d’entrer.
.jpg)
À moins d’un kilomètre des portes, mais encore bien loin d’y accéder, la foule tient bon, résistant à toute tentative de dépassement. « On est arrivés à 6 h 30 ce matin », lance fièrement un homme, comme si son dévouement pouvait conjurer l’évidence : ses chances de franchir l’entrée sont quasi nulles.
.jpg)
L’événement semble livré à l’improvisation. Aucun encadrement, hormis cette file interminable, ondulant comme une vague humaine où surfent des vendeurs proposant tout et n’importe quoi à l’effigie du 47e président.
.jpg)
« MAGA HAT ! MAGA HAT ! »
Des calottes en poil, des cravates, des perruques, des ponchos, des réchauffe-mains, des bretzels, chacun a sa combine bien à lui. « Tu trouveras pas ça au Walmart », lance un homme aux bras chargés de hoodies.
.jpg)
Ici, l’ordre social est respecté, chaque classe à sa place sans jamais se mêler. Des voitures aux vitres teintées déposent des hommes blancs en complets impeccables, tandis que des Afro-Américains hustlent tuques et chaînes en quête d’un maigre profit.
.jpg)
Dans les rues de la capitale, le conservatisme américain déploie ses extravagances. Une armée bruyante incarnant une idéologie bâtie sur le culte du succès, le déni des inégalités, le recul des protections sociales et une compétition acharnée pour dominer son prochain. Le tout forme un tableau saisissant : celui d’une collectivité en déclin, marquée par la peur, désorientée par un néolibéralisme vorace et une boussole politique brisée.
.jpg)
Tiens, Ronald McDonald qui embrasse la statue de la Liberté. Quand le capitalisme couche avec l’Histoire.
.jpg)
Dans ce long ruban humain sans début ni fin défile toute l’Amérique dans son éclatante diversité. Des Jesus freaks, des vétérans, des finance bros, des fermiers, des itinérants, des complotistes et des couples aux allures d’aristocrates. Les bikers en cuir croisent des cowboys, tandis que des chicks surmaquillées s’égarent entre des silhouettes en camo. Chaque morceau de cette mosaïque populiste se présente comme un acteur triomphant et assumé de la victoire.
.jpg)
Dans ce théâtre d’un grand retour, la fierté s’affiche sans détour, sans stigma : I’m back, bitches, proclament des t-shirts provocateurs. Et il y a du monde, bien trop de monde pour ce que peut contenir la Maison des Capitals de Washington.
.jpg)
En toile de fond, un concert incessant de sirènes, d’hélicoptères et de Hummers postés à chaque coin de rue. L’ambiance n’est pas à la guerre, mais à une fête étrange, presque joyeuse, malgré une météo capricieuse. La pluie s’invite, puis la grêle, puis la neige, mais rien ne semble atteindre l’enthousiasme des victorieux, enveloppés dans leurs bannières et leurs certitudes dont plusieurs prennent le temps de remercier les militaires pour leur service.
.jpg)
Au détour d’une rue, je tombe sur un groupe de jeunes hommes, tous masqués, scrutant chaque mouvement autour d’eux. Une sorte de milice improvisée jouant les vigiles de fortune. Dante, qui se présente comme leur leader, m’explique d’un ton posé qu’ils n’appartiennent à aucun mouvement. « On est juste là pour se défendre si les antifas attaquent », dit-il, comme une évidence.
.jpg)
« Canada, Panama, Groenland, venez, on a de la place pour vous! », me lance une femme dans un éclat de rire, avant d’ajouter fièrement : « On vient directement de la Floride », serrant dans sa main celle de son fils handicapé.
Une boutade aux accents colonialistes, lancée avec la même désinvolture que le nouveau locataire de la Maison-Blanche.
.jpg)
Dans cette foule compacte, Meredith, 74 ans, venue de Virginie, incarne cet enthousiasme indéfectible. Quand je lui demande ce qu’elle préfère chez Donald Trump, elle me répond, avec un sourire désarmant : « Je l’aime dans son entièreté. » Chez ces républicains venus de tout le pays pour célébrer, les réponses sont d’une simplicité presque enfantine. Une candeur touchante, venant de gens qui ont pourtant traversé des États entiers, patienté une dizaine d’heures sous une météo exécrable, parés d’une foi presque religieuse. Quelque chose qui ressemble à de l’amour inconditionnel.
.jpg)
À l’écart, de rares contre-manifestants – marginaux en pyjama ou fervents défenseurs des droits LGBTQ+ – se rassemblent en petits groupes tenaces, loin de vouloir passer inaperçus. Il n’en faut pas plus pour que la milice de Dante, toujours à l’affût, s’approche pour les provoquer. Regards amusés pour certains, inquiets pour d’autres. La tension monte, mais la police intervient rapidement.
.jpg)
Si Trump incarne un populisme forgé dans la peur, la colère et le ressentiment, détournant l’attention des profondes contradictions sociales, aujourd’hui, Washington DC leur appartient.
.jpg)
Dans ce carnaval mouillé, l’impatience grimpe jusqu’à se transformer en chaos étrange. Vers 15 h, sans coordination, les barrières ont cédé et la foule a débordé, créant une ruée désordonnée pour se rapprocher de l’aréna. Toutefois, seuls les détenteurs de billets VIP pouvaient entrer. La tromperie était flagrante.
.jpg)
Défaits, les gens ont quitté, les pieds gelés, marchant au milieu des monticules de déchets.
.jpg)
Michael Jordan disait que les républicains aussi achetaient des souliers. À Washington, bien que plusieurs restaurants et bars aient préféré fermer leurs portes pour éviter la controverse plutôt que de servir des partisans de Trump durant ce week-end polarisant, les établissements du centre-ville, eux, sont bondés. Des écrans géants diffusent le discours du rallye.
« We’re not going to take it anymore », est salué par des cris de rage.
.jpg)
La veille, par curiosité journalistique, j’avais installé Grindr, me demandant si, à l’image de la dernière convention républicaine à Chicago, l’investiture prendrait des airs de Super Bowl homosexuel. L’expérience n’a toutefois pas été concluante, ni sur le plan des résultats ni en termes d’acuité scientifique.
.jpg)
Quant aux hôtels du centre-ville, leurs prix atteignaient des sommets absurdes : 750 $ la nuit pour les options les plus modestes. Mon dodo, bien plus raisonnable, se trouvait en bout de ligne de métro. Un shithole ? Absolument pas. Certes, le quartier, surnommé Killa Hill, est ponctué de projets, de commerces comme mon voisin le Hip-Hop Fish Chicken et de liquor stores. Mais mon motel, malgré son néon clignotant, s’est avéré tout à fait convenable.
Une leçon, peut-être, sur les préjugés que l’Amérique entretient envers elle-même.
.jpg)
Toute la nuit, les partisans les plus fervents ont campé dans les rues parsemées de déchets dans l’espoir de se mériter une place dans l’amphithéâtre. Après l’échec de la veille, plusieurs ont signalé sur les réseaux sociaux que c’était peine perdue.
.jpg)
À 1 h du matin, un courriel atterrit dans ma boîte : les portes du Capital One Arena ouvriront à 8 h pour l’événement inaugural. Réserve ton billet! Cette fois-ci, on ne m’y prendra pas.
.jpg)
Ce matin, pour rejoindre la zone animée où médias, partisans et vendeurs se croisent dans une ambiance de kermesse, il faut d’abord franchir un checkpoint. Mon sac à dos, jugé trop encombrant, m’oblige à improviser. Je négocie avec un vendeur ambulant pour qu’il garde ma précieuse Cocotte. Marché conclu, mais en échange, je me retrouve avec un tote bag en lin trop petit, frappé du logo Trump et payé fucking 30 $ US.
.jpg)
Tout de noir vêtu et sac minuscule à l’épaule avec des fils électriques qui pendouillent, je deviens une cible pour les regards suspicieux : escouades canines, agents des services secrets, policiers, undercover… même les gardes des parcs nationaux me dévisagent.
.jpg)
La Pennsylvania Avenue, artère symbolique menant au Capitole, vient d’être bouclée. Pendant près d’une heure, nous restons immobilisés, sous l’œil impassible de centaines de militaires. Parmi la foule, quelques silhouettes en habits de gala s’aventurent à se mêler à la plèbe aux costumes bricolés. L’inconfort est palpable : les plus riches, visiblement vexés, supportent mal d’être coincés avec la masse.
.jpg)
Après une attente interminable sous le regard glacial des snipers, le cortège présidentiel finit par se montrer. La limousine avance, escortée par une procession de Suburban noirs, tandis que la foule, électrisée, éclate en cris frénétiques : « USA! USA! USA! ». Certains, dans le même élan, huent bruyamment la voiture de Joe Biden.
Quelques minutes plus tard, la liberté se fait enfin sentir, presque salvatrice.
.jpg)
La cérémonie officielle, prévue à midi, est suivie du discours inaugural marquant le retour triomphal de Donald Trump à la tête de l’exécutif américain.
.jpg)
Mais, au-delà de l’aspect institutionnel, ce qui capte véritablement l’attention, c’est la liste des invités et l’atmosphère singulière qui enveloppe cette investiture. Un mélange de tension, de spectacle et de ferveur populiste qui transcende les rituels habituels de la politique américaine.
.jpg)
« J’ai invité beaucoup de gens formidables, et ils ont tous accepté », lançait, il y a quelques semaines, un Donald Trump rayonnant.
La sinistre guest list évoque un opéra politique empreint d’autoritarisme et de polarisation. Xi Jinping, absent, s’est fait représenter par un émissaire, tandis que des figures controversées défilent : Javier Milei, nouveau ténor du libertarisme argentin, Danielle Smith, première ministre de l’Alberta, côtoie les Européens Viktor Orbán, Giorgia Meloni, Nigel Farage, Éric Zemmour et Tom Van Grieken. Une assemblée qui incarne ces alliances transatlantiques d’extrême droite, méticuleusement tissées sous l’égide de Trump.
Joe Biden et Barack Obama sont là, mais Michelle a choisi de s’abstenir.
.jpg)
Et puis, il y a les trois technobarons, Elon « salut facho » Musk, Jeff Bezos et Mark Zuckerberg, prosternés devant leur messie comme des rois mages, symbolisant l’échec d’une vision collectiviste face au triomphe d’un marché libéral omnipotent. À eux seuls, la richesse de ces trois hommes dépasse celle de la moitié la plus pauvre du pays tout entier.
Ah, et Sam Altman, le créateur de ChatGPT, est également parmi les convives.
.jpg)
À l’extérieur de l’aréna, la grande messe bat son plein. À l’angle de la 10ᵉ et de G Street, imitateurs, musiciens, médias internationaux, influenceurs, YouTubers et conservateurs de tous horizons se pressent, réunis sous la bannière de cette figure au teint orangé. Entre les pancartes gore contre l’avortement, des couples se trémoussent mollement sur YMCA des Village People, étrangement joyeux sous le poids d’une nouvelle oligarchie réactionnaire.
.jpg)
Le spectacle, digne d’un vaudeville, voit les partisans, rejouer avec ferveur les moments marquants – et parfois grotesques – de l’ascension politique de leur héros : de l’oreille fusillée à l’énonciation du tristement célèbre « Grab them by the pussy ».
.jpg)
Malgré un soleil généreux, le froid mordant engourdit les mains. Je trouve refuge dans un Starbucks où les employés ont perdu le contrôle depuis longtemps. J’en profite pour regarder la diffusion de l’assermentation sur le iPad d’une femme trans aux cheveux tressés en dreadlocks, elle-même entourée d’un prêtre orthodoxe grec et d’un trio de journalistes camerounais. Un moment suspendu, étrangement beau, au cœur de la tempête.
.jpg)
Les heures s’étirent, et la foule, fatiguée, regagne tranquillement ses hôtels. Les vendeurs, pressés de liquider leurs stocks, coupent les prix des derniers t-shirts à l’effigie de cette 60ᵉ inauguration. Non loin, des évangélistes en transe hurlent à pleins poumons que Trump est l’incarnation de Satan et que le pays est au bord de l’apocalypse.
.jpg)
Sur la Pennsylvania Avenue, les curieux patientent encore, espérant apercevoir une dernière fois la limousine présidentielle.
Je m’éclipse du cirque patriotique, me frayant à nouveau un chemin à travers ce labyrinthe de grillages et de checkpoints, si nombreux que j’ai cessé d’en tenir le compte.
Mon sac retrouvé, il ne reste plus qu’à rentrer au pays, « pour me faire gérer », comme disait l’autre.