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Assister aux ravages de la nouvelle vague en Inde… de Montréal
Le moins qu’on puisse dire, c’est que ça ne va pas bien du tout en Inde. La récente vague de COVID-19 cause des ravages sans précédent dans de grandes villes comme New Delhi, où on brûle des corps directement dans les stationnements faute d’avoir du bois de combustion dans les crématoriums. « Les crématoriums ne connaissent pas de trêve, leurs cheminées se fissurent et les armatures métalliques des fours fondent sous l’intensité de la chaleur », peut-on lire dans un article de La Presse.
Disons que ça remet en perspective la « gravité » de porter un masque et d’être cloîtré chez soi à partir de 20h (bientôt 21h30) malgré les journées qui s’allongent…
Si la situation est bouleversante pour les personnes qui sont prises dans ce chaos en direct, elle est aussi angoissante pour la diaspora indienne et plus largement de la diaspora d’origine sud-asiatique à Montréal qui assiste à l’horreur à distance.
Du stress à distance
Il y a de l’action au coin du boulevard de L’Acadie et de la rue Jean-Talon Ouest sur l’heure du lunch en ce mardi midi. Des airs de musique entraînants sortent de plusieurs voitures aux fenêtres baissées. Des habitants du quartier entrent et sortent des multiples restaurants sur cette rue animée à ce moment de la journée.
C’est d’ailleurs au Restaurant et Sucreries Rehmat que je fais ma première escale. Les petits escaliers menant au modeste comptoir vitré qui arbore les sucreries me mènent à Rakesh, Ajo et sa femme Reshma, trois clients qui attendent patiemment leur commande.
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« On vient du sud du pays donc la situation est tout de même moins grave qu’ailleurs. Il y a beaucoup de cas, mais le taux de mortalité est moins élevé que dans certaines villes comme New Delhi », explique Rakesh lorsque je lui demande si la situation dans son pays natal le stresse.
« Les membres de ma famille l’ont déjà attrapée (la COVID) et ils sont guéris. Ils prennent aussi beaucoup de précautions et font attention pour ne pas trop sortir de chez eux donc ça me rassure » amène pour sa part Ajo.
Selon lui, une autre menace insidieuse directement liée à la pandémie guette la population indienne. « J’ai peur qu’ils meurent de faim, littéralement. Beaucoup d’Indiens sont pauvres et ont des petits emplois journaliers qu’ils ne peuvent plus occuper depuis des mois. Ces emplois sont souvent nécessaires pour nourrir leur famille. En ce moment, rien n’est fait pour les aider », soupire Ajo, qui critique l’inaction du gouvernement en place.
«J’ai peur qu’ils meurent de faim, littéralement. Beaucoup d’Indiens sont pauvres et ont des petits emplois journaliers qu’ils ne peuvent plus occuper depuis des mois»
Le trio rejette d’ailleurs une certaine partie du blâme de cette flambée incontrôlable de cas sur les autorités. « Ils ont tenu des élections récemment et des dizaines de milliers de personnes se sont réunies pour aller voter en même temps. Les mesures sanitaires étaient inadéquates et je suis certain que ça a été la base de cette nouvelle vague », estime Rakesh.
Quoi qu’il en soit, les trois nouveaux amis établis à Montréal depuis quelques années sont bien contents de la manière dont les choses se déroulent dans la province. « Oui il y a des mesures un peu déplaisantes comme le couvre-feu, mais en somme, je trouve que le gouvernement a bien géré la situation », ajoute pour sa part Reshma.
Je les remercie pour leurs témoignages et les quitte pour me diriger à deux portes de là, au fameux restaurant Bombay Mahal. La dernière fois que j’ai mis les pieds dans cette véritable institution, on devait se serrer les uns les autres et se faufiler entre les tables et les serveurs tellement c’était plein. Mais au moment de passer la porte, j’ai droit à un tout autre spectacle.
La salle à manger est évidemment fermée et une jeune femme s’occupe de la caisse derrière un écran de plastique patenté avec un petit trou pour communiquer. Des livreurs d’Uber Eats, Skip the Dishes et compagnie se succèdent et le téléphone ne dérougit pas.
« Ça se peut qu’on soit dérangé souvent », m’avertit Bhumika, qui est un peu réticente à parler aux médias.
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«Il y a énormément de cas et il manque de ressources comme des bonbonnes d’oxygène. Comme le nombre d’infections ne cesse d’augmenter, ça risque d’être encore pire»
Contrairement à Rakesh, Ajo et Reshma, les proches de Bhumika demeurent dans l’ouest du pays, où la situation est « terrible ». « Il y a énormément de cas et il manque de ressources comme des bonbonnes d’oxygène. Comme le nombre d’infections ne cesse d’augmenter, ça risque d’être encore pire », explique Reshma, visiblement angoissée. On la comprend de l’être, quand on sait que lundi dernier seulement, il y a eu plus de 350 000 nouveaux cas dans son pays natal.
« Ma soeur a eu la COVID, mais elle était asymptomatique donc elle est correcte. J’ai plus peur pour mes parents. Je leur ai demandé de rester à l’intérieur le plus possible », confie la caissière, qui affirme envoyer de l’argent à sa famille toutes les semaines pour leur venir en aide.
Bhumika trouve «ironique» que le gouvernement indien ne stocke pas plus de vaccins pour ses citoyens et décide d’en exporter dans les pays riches.
Entre les livreurs et les appels de commandes, Bhumika raconte que plusieurs de ses amis sont retournés en Inde pour aider leurs familles avant l’interdiction de voyager et qu’ils sont aujourd’hui « bloqués » là-bas, à l’instar de son mari qu’elle n’a pas vu depuis des mois. « Je trouve ça absurde comme mesure. On pourrait très bien établir des processus plus stricts et permettre aux gens de revenir ici sans nécessairement interdire les vols », affirme-t-elle.
La caissière trouve également « ironique » que le gouvernement indien ne stocke pas plus de vaccins pour ses citoyens et décide d’en exporter dans les pays riches qui ont « beaucoup plus de moyens pour s’en sortir ».
Sinon, Bhumika ne joindra pas les rangs des complotistes anti-Legault de sitôt. « Je suis très contente du travail de notre premier ministre. Il fait du mieux qu’il peut et ses efforts portent fruit », estime-t-elle.
Je laisse la caissière gérer les nombreuses commandes et je mets le cap vers ma prochaine destination.
L’herbe n’est pas du tout plus verte chez le voisin
En sortant du Bombay Mahal, et cherchant à avoir un son de cloche dans un autre type d’établissement, je tombe finalement sur le dépanneur d’Enam Wali situé dans un petit sous-sol où je dois contorsionner ma carcasse de 6 pieds et 2 pour ne pas me fracasser la tête dans l’embrasure de la porte.
« Je suis du Bangladesh, qui est voisin avec l’Inde, donc je n’ai pas vraiment de connaissances là-bas, avoue d’emblée le propriétaire de l’endroit. Mais même s’ils ont fermé les frontières entre nos deux pays, la situation reste très grave aussi au Bangladesh ».
«même s’ils ont fermé les frontières entre nos deux pays, la situation reste très grave aussi au Bangladesh»
Il raconte que ses amis, toujours sur place, voient « beaucoup de morts » depuis les dernières semaines. « Je suis inquiet pour eux (ses amis) et mes frères et sœurs qui sont restés là-bas », avoue Enam Wali, qui leur envoie régulièrement de l’argent.
« Les autorités (du Bangladesh) ne font rien pour aider les plus démunis. Ils empêchent les gens de travailler et ne leur fournissent rien. C’est très injuste », critique monsieur Wali.
Malgré le fait qu’il estime avoir perdu plus de 70% de son chiffre d’affaires depuis que les clients des restaurants avoisinants ont cessé de venir acheter leur alcool à son commerce, l’entrepreneur garde le moral. Et c’est en partie grâce à la communauté. « Les gens s’entraident beaucoup ici. On finit par tous se connaître et on se soutient moralement ».
«Les gens s’entraident beaucoup ici. On finit par tous se connaître et on se soutient moralement»
Il ne comprend cependant pas quelle mouche a piqué la ou les personnes qui ont commis une vague de cambriolages dans le quartier au début du mois de janvier. « Ça doit être un autre effet de la pandémie. Les gens souffrent et n’ont pas toute leur tête », explique-t-il en me montrant les panneaux de bois qui remplacent ses fenêtres fracassées.
Je suis sur le point de quitter lorsque sa femme entre dans le dépanneur. Elle regarde mon calepin puis jette un coup d’oeil vers son mari qui lui explique la raison de ma venue. « Les temps sont très durs pour tout le monde… », laisse-t-elle seulement tomber lorsque je lui demande comment elle va.
« Je souhaite à tout le monde que les choses s’améliorent rapidement », renchérit Enam Wali.
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Je sors du commerce et me dirige vers l’est, où j’aperçois plusieurs magasins de vêtements. Je m’arrête au premier sur ma route et le commerçant m’indique qu’il ne vient pas de l’Inde, mais bien du Pakistan. « La situation est différente chez nous (au Pakistan). Allez chez mon voisin, il pourra vous en parler. C’est très, très difficile pour eux en ce moment… ».
Ce sera finalement dans un autre commerce, un peu plus loin, qu’on acceptera de témoigner de la gravité de la situation.
« Je suis bien contente d’être ici, mais je ne peux m’empêcher de penser à ma famille qui est au Bangladesh. Je prie pour eux tous les jours que les choses ne deviennent pas aussi pires qu’en Inde », affirme-t-elle.
«je ne peux m’empêcher de penser à ma famille qui est au Bangladesh. Je prie pour eux tous les jours que les choses ne deviennent pas aussi pires qu’en Inde»
Tout comme Enam Wali, la commerçante confie que les temps sont durs pour la boutique qui appartient à son frère. « On est chanceux de pouvoir continuer à travailler, mais les petites business souffrent ici aussi », affirme-t-elle, juste avant que sa cliente entre dans la boutique pour un essayage.
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Je m’arrête au India’s Oven pour prendre un lunch à emporter. Le restaurant est vide et la caissière semble exténuée. Lorsque je lui demande comment elle va, la réponse ne tarde pas « C’est difficile sur plusieurs niveaux, mais surtout pour les affaires ».
Deux samossas plus tard, je me dirige vers le parc en face du Provigo au coin de l’avenue du Parc et Jean-Talon. Des habitants du quartier discutent ça et là en petits groupes pour profiter du beau temps printanier.
Après avoir passé des heures à écouter des gens me raconter leurs tracas, j’avoue que je me sens un peu (beaucoup) privilégié et surtout impuissant. Au moment d’écrire ces lignes, l’Inde commençait à avoir de l’aide de l’internationale. Le bout du tunnel serait-il enfin à l’horizon? Je l’espère. Pour Rakesh, Ajo, Reshma, Bhumika, Enam Wali et tous les autres.