Logo

Arrivée quelque part

Publicité

Comme tout être humain, j’ai eu deux grands-pères. L’un venait d’une famille extrêmement riche, l’autre, d’une famille extrêmement pauvre. Ils sont nés tous deux au début du 20e siècle.

Le premier était un fanatique de ski, d’équitation, de voile et de golf. Jusqu’à son dernier souffle, il a appliqué sa maxime préférée apprise au collège: «Un esprit sain dans un corps sain». Pour Maurice, le sport revêtait une importance quasi-religieuse et les loisirs étaient chose sérieuse. Il devait, non seulement faire du sport, mais y exceller. Et surtout, l’étudier. Dans la grande absurdité de la vie, il avait trouvé un sens, une direction: tout savoir sur la voile, l’histoire équestre et les champions olympiques de slalom géant. Il est mort à 85 ans sur son voilier. L’autre grand-père venait quant à lui d’une famille où tout était combat pour la survie, pour la vie. Remarquez, Réal s’en est très bien sorti, mais il n’aimait pas trop le sport. Ses loisirs, son loisir préféré : travailler. Il est mort à 75 ans dans son atelier en train de réparer un truc ou de gosser quelque chose.

Publicité
Il y a 50 ans, l’obsession de mon grand-père pour le monde du loisir était exceptionnelle et celle de mon autre grand-père pour le travail, la norme. Et aujourd’hui? Aujourd’hui, il y a le yoga, la danse africaine et autres balivernes inventées par le YMCA du Mile-End. Le ski, le patin, la raquette, les courses de pigeons voyageurs ou de voitures anciennes, les clubs d’orchidophiles ou de scrabble, la planche à neige, le patin à roues alignées, la plongée sous-marine, le tango, le kayak, le judo, le karaté et le pilates. Aujourd’hui, nous, les gossses de riches, avons de plus en plus les moyens d’être obsédés par le sport, le plein air et les sacro-saintes activités. Nous n’avons aucun problème de loisirs et il est mal venu de ne pas en avoir, suspicieux même de préférer le sofa au gymnase.

Avancer sur les sentiers de l’histoire
J’oscille entre l’extase et l’exaspération totale. Pendant que tous ces valeureux champions me dépassent allègrement sur la piste, je vois dans un mirage mon grand-père Réal qui se moque de moi et de notre besoin post-moderne d’équilibre entre le travail et les loisirs. Je le vois sourire en me disant railleur: «Tu as pris des vacances pour faire sept jours de ski de fond? T’as rien de plus constructif à faire que d’aller t’épivarder dans la neige et de souffrir dans tes loisirs?»
Je repars en souriant béatement à la solitude et aux mirages, à l’immensité bleue et rose du Fleuve, à l’hiver qui me pince les joues et au bruit de mon cœur qui marque le temps. Je repars en pensant tendrement à mon grand-père et à ses grands yeux bleus. Mon esprit se perd. C’est un peu ça prendre le temps de se joncher sur une paire de ski une semaine durant : réfléchir à tout et à rien à l’ombre des grands sapins.
Publicité