Logo

Arcade Fire au Centre Bell : qu’est-ce qu’on fait avec nos billets?

À la suite des allégations d’inconduite sexuelle visant le chanteur du groupe, des détenteurs de billets cherchent à se faire rembourser.

Par
Billy Eff
Publicité

À voir les publicités ciblées sur les réseaux sociaux, le concert d’Arcade Fire de ce vendredi au Centre Bell sera une grande célébration, un moment de retrouvailles gaies. Le groupe chouchou montréalais vient tout juste de se voir nommé pour un Grammy dans la catégorie Meilleur album alternatif grâce à WE, son plus récent effort.

Il serait donc simple d’oublier qu’à la fin de l’été, Win Butler, véritable visage du groupe avec sa femme Régine Chassagne, a été visé par des allégations d’inconduites sexuelles. Encore la semaine dernière, un article détaillait de nouvelles allégations d’une jeune montréalaise. Des histoires rapportées, des patterns se dessinent.

De nombreux fans montréalais qui avaient acheté leurs billets pour la tournée du groupe avant que n’éclate le scandale se retrouvent donc devant un dilemme moral : assister au spectacle ou le boycotter?

Publicité

Gestion de crise

Ayant amorcé sa tournée plus tôt cet automne, Arcade Fire a en effet dû composer avec des critiques en ligne, mais cela n’a pas l’air d’avoir affecté la participation du public aux spectacles. Les critiques, bien qu’élogieuses par rapport à la performance elle-même, rapportent tout de même à chaque date le même sentiment ambiant de malaise, « semblable à l’impression que l’on ressent lorsqu’on est confronté à un dilemme moral concernant quelque chose ou quelqu’un que l’on admire », décrivait Bob Gendron du Chicago Tribune.

Les billets pour la tournée WE sont en vente depuis le printemps dernier, bien avant que les allégations ne fassent surface. Très vite, des fans du groupe ont tenté d’obtenir un remboursement ou ont encouragé le groupe à annuler sa tournée, sans succès.

«On ne peut pas savoir si les actes allégués ont été commis ou non, mais on peut questionner les enjeux d’imputabilité.»

Publicité

Stéphane travaille dans le monde de la musique et a acheté son billet en juin dernier. Ayant déjà vu Arcade Fire à de nombreuses reprises, et sachant qu’il allait déjà voir le groupe à Osheaga cet été, c’est la première partie de Beck (qui s’est depuis désistée) qui l’a convaincu d’acheter un billet pour le spectacle au Centre Bell. Après avoir lu l’article de Pitchfork, il hésite à y aller.

« Je m’étais dit que j’irais juste pour Beck. Mais en même temps, je crois que j’aurais été froissé si Beck avait poursuivi sa tournée avec eux », explique le jeune trentenaire, qui écoute Arcade Fire depuis plus de la moitié de sa vie. « C’est un groupe qui nous a accompagnés toute notre jeunesse, qui représentait notre ville et nos valeurs. C’était presque le cliché du groupe “woke”, donc forcément, plusieurs d’entre nous sont fâchés d’apprendre ce que des gens de notre communauté ont pu vivre aux mains de Win. »

Une pétition pour exiger un remboursement

Comme plusieurs personnes qui ont leur billet pour le spectacle de samedi, Stéphane aimerait obtenir un remboursement. Mais selon ce que rapportait La Presse et ce qu’ont pu constater des détenteurs et détentrices de billets que nous avons contactés, il semble que seules certaines personnes aient réussi à se faire rembourser. Plusieurs disent être sans réponse du promoteur evenko et du géant de la billetterie Ticketmaster.

Publicité

Ceux et celles qui n’ont pas opté pour un remboursement ont parfois trouvé d’autres moyens de se débarrasser de leurs billets. « Je les ai donnés en cadeau à mon beau-frère et à sa blonde », raconte Hugo, qui avait acheté ses billets il y a quelques mois. « D’une pierre deux coups, j’ai l’air généreux et mon éthique est sauve! »

La politique d’achat de Ticketmaster est claire : toutes les ventes sont finales, sauf lors de l’annulation d’un événement. Le bannissement de l’artiste qui performe ne fait pas partie des situations prévues par la politique de remboursement.

«Je vois l’image d’un gars qui est un trou du cul, un mauvais mari, une personne toxique. Mais je ne crois pas que ce soit le genre de situation qui mérite toute l’attention qu’on y accorde en ce moment.»

Publicité

Maude Sills-Néron a elle aussi acheté ses billets plus tôt cet été. « Après avoir lu l’article de Pitchfork, je me suis dit que je donnerais au groupe quelques jours pour répondre, mais il n’y a pas eu de vraie annonce, outre la première faite à la suite de l’article, se rappelle-t-elle. À travers son système de clavardage, j’ai demandé à Ticketmaster un remboursement, en expliquant que je me sentais inconfortable de participer au spectacle. On m’a dit qu’on transférait ma demande et que si 48 h plus tard, je n’avais pas de réponse, je pouvais les recontacter. »

Maude a attendu près de deux semaines avant de relancer la compagnie de billetterie.

« Après avoir fait une deuxième demande sans réponse, j’ai rempli le formulaire de contact sur le site de Ticketmaster, sans retour non plus. C’est là que j’ai fait un appel à tous les détenteurs de billets, sur Facebook, pour demander si les gens avaient réussi à avoir des réponses. Les commentaires variaient, mais on était plusieurs à vouloir un remboursement. Donc on a monté une pétition. On sait que pour l’instant, ça reste des allégations, qu’il n’y a pas de poursuite entamée, mais on est inconfortables et on veut simplement un remboursement. »

Publicité

En peu de temps, la pétition lancée par Maude a récolté plus de 1 250 signatures. Après sa publication, la jeune femme a été contactée par Ticketmaster et a été remboursée. Mais ce n’est toujours pas le cas de plusieurs personnes à qui elle a parlé.

« On ne peut pas savoir si les actes allégués ont été commis ou non, mais on peut questionner les enjeux d’imputabilité, estime Maude Sills-Néron. On peut se pencher sur le monopole d’une compagnie [Ticketmaster et Live Nation]. On peut penser à la notion de révisionnisme évoquée par le communiqué du groupe. On peut tenter d’ouvrir la discussion sur toutes ces réalités sans que ce soit de mauvaise foi, sur des informations dont nous ne disposons pas. »

Publicité

La vétérante du domaine musical Julie Panebianco croit quant à elle que le débat actuel n’a pas lieu d’être. Selon elle, à force de diviser le public, on détruit la scène musicale.

La new-yorkaise qui oeuvre dans le domaine du marketing musical depuis plusieurs décennies et qui a travaillé avec des artistes comme les Beastie Boys, New Order et Courtney Love est d’avis que tout ça va trop loin et pourrait même nuire à la cause. Selon elle, il n’y a pas de raison de se sentir mal d’aller voir le concert, et les appels au remboursement ou à l’annulation du concert sont infondés : il faut séparer l’art de l’artiste.

« Bien entendu, je suis très contente qu’on ait maintenant ces discussions. Je veux dire, j’ai vu, j’ai entendu des choses qui vous feraient mourir d’horreur! », dit celle qui est partie en tournée avec Husker Dü à l’aube de sa vingtaine.

« Toutefois, ce que je lis dans l’article de Pitchfork ne constitue pas un crime, poursuit-elle. Je vois l’image d’un gars qui est un trou du cul, un mauvais mari, une personne toxique. Mais je ne crois pas que ce soit le genre de situation qui mérite toute l’attention qu’on y accorde en ce moment. Je n’arrive pas à croire qu’une publication aussi importante et respectée que Pitchfork ait publié un article du genre. C’est du clickbait, c’est fait pour alimenter les tabloïds. »

«C’était presque le cliché du groupe “woke”, donc forcément, plusieurs d’entre nous sont fâchés d’apprendre ce que des gens de notre communauté ont pu vivre aux mains de Win.»

Publicité

Julie Panebianco estime que l’on met toutes les célébrités dans le même panier dès qu’elles se font dénoncer, peu importe la nature ou la gravité de leurs actions. « Je ne défends pas Win Butler, loin de là, mais il n’y a pas de loi qui empêchent les gens d’être des trous de cul dans leur vies privées, dit-elle. C’est un mauvais chum, mais comment est-ce qu’on empêche une de ses amies de sortir avec un trou du cul? Tu ne peux pas… Jagger, Springsteen; il y a bien des grands qui n’auraient pas survécu à l’étroite surveillance de la vie privée des célébrités qu’on voit aujourd’hui, si on apprenait à quel point ils avaient été méchants ou déplacés. Ça reste du domaine de la vie privée. »

Que l’on croit ou non qu’un concert devrait être annulé si un.e artiste a été accusé.e publiquement de (insérer ici le délit, méfait ou inconduite de votre choix) n’est pas qu’une question de société : c’est un enjeu commercial avec lequel des promoteurs comme Live Nation devront probablement composer de plus en plus souvent dans les années à venir.

Publicité

Séparer ou non l’artiste de son art continuera de diviser, mais chose certaine, les fans de musique possèdent un outil puissant pour faire entendre leur voix : leur argent. Sans les billets de spectacle, les vinyles et les chandails qu’on leur achète, les artistes n’ont pas grand-chose. L’adage « acheter, c’est voter » prend donc ici tout son sens.