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« On est tristes pour Bruce Willis, mais contents que ça fasse parler de l’aphasie », résume Isabelle Côté au milieu de la salle de répétition, à quelques jours de la grande première – et unique représentation – d’un événement bien spécial présenté au Théâtre du Nouveau Monde (TNM), sous la direction de nulle autre que Lorraine Pintal.
Spécial, puisque la pièce intitulée Les contes à l’envers lève le rideau sur une douzaine de comédien.ne.s membres du Théâtre Aphasique, des Impatients et de l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal, donc tou.te.s aux prises avec des défis supplémentaires pour mémoriser leur texte et se présenter sur scène. Une septième édition, gratuite et ouverte à tou.te.s, sera présentée lundi à 19 h.
Ça ne veut évidemment pas dire que le spectacle ne sera pas de qualité, bien au contraire. En plus de Mme Pintal (qui a initié le rendez-vous), la directrice générale et artistique du Théâtre Aphasique Isabelle Côté veille au grain, flanquée de Claudia Bilodeau, responsable de la médiation culturelle au TNM.
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Les deux femmes s’affairent justement aux derniers préparatifs à mon passage durant leur répétition mercredi après-midi, dans une salle perchée au deuxième étage du prestigieux théâtre de la rue Sainte-Catherine.
« Avec le temps qu’il nous reste, il faut apprendre à se débrouiller et faire nos enchaînements! », lance Isabelle Côté à la petite assemblée, ajoutant que la répétition se fera sans costume pour aujourd’hui. « Ça va prendre beaucoup de concentration et de discipline aujourd’hui. Si vous sentez qu’il y a un bogue, enchaînez pareil. Il y en aura lundi aussi, mais il faut faire avec. The show must go on », ajoute l’ex-enseignante de théâtre qui s’est jointe au Théâtre Aphasique en 1996, un an après sa création.
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« On a présenté une douzaine de productions devant 30 000 personnes, sans compter les projets en collaboration comme celui-ci », calcule Isabelle Côté, dont six membres de la troupe participent à la pièce du TNM. Un exploit, puisqu’ils devront aussi travailler la pièce annuelle du Théâtre Aphasique.
Les autres comédien.ne.s sont aux prises avec divers problèmes de santé mentale, comme la schizophrénie ou l’anxiété. Mais Isabelle Côté ne cache pas un malaise lorsque je lui demande de quoi les artistes « souffrent ». « On s’en fout, on est là pour faire une œuvre commune et c’est très respectueux », résume-t-elle, pendant que Claudia décrète quinze minutes de préparation avant la répétition.
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Marie-Diane en profite pour faire d’impressionnants échauffements en marmonnant son texte, Josée modifie quelques passages dans le sien et Pénélope se fait dire par Claudia que sa robe est trop longue pour elle. « Ça, c’est pas de la grossophobie, mais de la petitophobie », réplique la comédienne en riant.
L’ambiance est bon enfant, mais le stress est malgré tout palpable à quelques jours du spectacle.
Isabelle Côté éclate de rire quand je l’interroge sur la durée de la pièce. « On ne sait jamais vraiment! Mais ça devrait bien aller, ça se passe toujours bien. Il y a toujours de la magie avec cette pièce depuis le début », note-t-elle avec fierté.
Au-delà des étiquettes
Beaucoup de magie, certes, mais beaucoup de travail aussi. Les gens atteints d’aphasie doivent composer avec d’importants troubles du langage, forçant parfois un réapprentissage complet. « Ils ont de la difficulté à parler, lire, comprendre et communiquer simplement », résume Isabelle Côté.
La plupart des aphasiques ont subi un accident vasculaire cérébral (AVC) et doivent composer avec des séquelles. Ceux et celles dont la partie gauche du cerveau a été atteinte ont des trous de mémoire et perdent la parole à différents degrés, tandis que ceux et celles qui ont des lésions du côté droit du cerveau perdent leur « filtre », disent tout ce qui leur passe par la tête et débitent parfois du charabia.
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« C’est un énorme défi pour eux, mais ça devient une drogue de réussir à le relever, de jouer au TNM sous la direction de Lorraine Pintal. C’est quelque chose qui va les suivre toute leur vie », affirme Isabelle Côté.
Pendant que les comédien.ne.s qui vivent avec une dysphasie dealent avec des troubles du langage et des trous de mémoire, les autres doivent aussi composer avec des défis liés à leur condition. « On ne parle pas tant de diagnostic; pour certains, je ne sais même pas ce qu’ils ont », insiste Isabelle Côté, qui se tient loin des étiquettes. « Pour les aphasiques, j’aime bien dire : les survivants d’AVC », ajoute-t-elle.
Une chose semble au moins certaine aux yeux de la directrice artistique, c’est que peu importe « la condition », le théâtre est le meilleur outil de la terre pour s’exercer et progresser. Sur les planches, on travaille la mémoire, la concentration, la voix, la fierté et plus encore.
Isabelle cite les efforts remarquables de Lise, une ancienne comédienne de théâtre amateur qui fait partie de la troupe depuis 1996. Après son AVC, elle n’avait plus de mémoire. Et même si elle joue avec une feuille de notes dans les mains, elle s’est grandement améliorée au fil du temps.
Autant de petits miracles qui font partie de l’univers du Théâtre Aphasique.
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« Place au théâtre! », déclare Claudia pour lancer officiellement la répétition. Isabelle et elle prennent place derrière des tables en retrait devant les textes. Les comédien.ne.s libèrent le milieu de la scène, attendent leur tour. La fébrilité est palpable.
Isabelle Côté lance les hostilités en personnifiant Charles Perrault, dont les contes seront revus humoristiquement et au goût du jour.
« Aujourd’hui, la gueule m’arrête pu! »
Pénélope Goulet-Simard détonne dans le lot. La jeune femme de 33 ans a joint la troupe du Théâtre Aphasique il y a cinq ans, après deux AVC dans la vingtaine qui ont chamboulé sa vie. « Moi, j’ai le défi de l’écoute, je suis sourde d’une oreille. J’ai du mal à projeter [ma voix] aussi, à mémoriser mes textes et à marcher; je me déplace avec une canne d’habitude », décrit avec aplomb la sympathique brunette, qui fait baisser drastiquement la moyenne d’âge.
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Née avec une malformation artérioveineuse, elle était dans sa douche lors de son premier AVC. « Le premier n’était pas si pire, j’ai pu retourner au travail après trois mois. Mais après la deuxième, je suis devenue invalide. J’étudiais en histoire et c’était ridicule parce que je pouvais me rappeler mes cours portant sur l’Antiquité, mais pas ce que j’avais fait la veille », illustre Pénélope, qui s’est alors jointe à la troupe des aphasiques.
« J’ai commencé le théâtre parce que j’avais de la misère à parler. Aujourd’hui, la gueule m’arrête pu! », résume-t-elle pour illustrer les pas de géant accomplis. D’ailleurs, ses troubles d’élocution sont désormais si minimes qu’on n’y voit que du feu en lui jasant.
Si elle ne sait pas trop ce qui l’attend dans la vie, le théâtre lui offre une fois par année une occasion de se sentir utile et de vivre un beau trip. « La pandémie a été difficile, j’habite seule et je pouvais parler à peu de monde. Grâce à la troupe, mon but dans la vie est plus clair au moins une fois par année », résume la jeune femme, qui vient se faire taper sur l’épaule par Claudia.
C’est à son tour de répéter.
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Dans la salle, la pièce est en cours. Tout le monde est à son poste, Claudia et Isabelle s’en assurent. Mais il reste encore beaucoup de fil à attacher à première vue : le rythme est à la fois décousu et étourdissant. Et le temps file…
« Je suis encore toute mêlée dans le texte! », lance à la blague Marie-Diane.
« On enchaîne! », réplique Isabelle Côté, qui doit faire un peu de discipline dans le brouhaha pour ramener les gens dans leur texte. « Je me sens un peu comme Denise Filiatrault », souligne la directrice artistique très concentrée, qui note dans son cahier les derniers écueils à éviter.
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Plusieurs comédien.ne.s ont une feuille de note dans les mains (qu’ils pourront garder le soir), d’autres réussissent l’exploit d’avoir tout mémorisé. « Je suis vide dans ma tête, je me sens comme du bois rongé par une colonie de fourmis qui ronge mes entrailles », récite d’un trait Félix, dans son rôle de Pinocchio.
« Parfait Félix », l’encourage Isabelle, pendant que le comédien sue à grosses gouttes.
Pendant que le comédien incarnant l’infâme Stromboli bafouille un peu en cherchant ses mots, Claudia et Isabelle lui rafraîchissent tour à tour la mémoire.
« Petit chaperon rouge, lâche ton cellulaire et viens ici right now! », beugle au même moment Josée, alias la maman découragée du Chaperon rouge, jouée par Pénélope.
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Découragée par le fait que ça fait 400 ans que sa mère et sa fille se font bouffer par le grand méchant loup, précise-t-elle. « Je suis mélangée », s’excuse Pénélope, qui cherche sa réplique.
« Bienvenue dans le club! », s’exclame Marie-Diane dans les rires ambiants.
Qui peut prédire ce qui se passera sur les planches lundi lorsque le rideau se lèvera.
Mais aucun trou de mémoire ou cafouillage ne pourra empêcher ces artistes uniques de ressentir une immense fierté.
Chantal, Nicole, Pénélope, Lise, Carole, Pierre, Siou, Marie-Diane, Félix, Martine, Katerine, Yves, Allen et Josée : break a leg!