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Anna Sherbatov : la coach à la main de fer… dans un gant de hockey
Depuis que mes patins ont migré vers les glaces de la métropole, j’ai entendu à maintes reprises le nom d’Anna Sherbatov. Comme un écho abstrait, on me l’a souvent associé à des joueurs au coup de patin lisse et puissant. Les années et les joueurs côtoyés se sont accumulés comme nombre d’anecdotes entourant cette entraîneuse de patin d’origine russe. Cimentant chaque fois un statut légendaire, ses faits d’armes étaient racontés avec exagération dans le vestiaire. Ma curiosité croissante ne demandait qu’à rencontrer cette légende méconnue du hockey québécois.
En amont de mon entretien avec elle, j’ai dûment contacté quelques-uns de ses anciens élèves maintenant adultes. Leurs souvenirs sont sans équivoque. « Quand elle venait faire une séance avec notre équipe, on savait tous que ça allait être pénible, raconte un joueur originaire de l’ouest de l’île. Nous n’avions pas le droit de toucher aux pucks ni de boire de l’eau. L’un de ses exercices de prédilection était d’aligner le groupe en position squat alors qu’elle patinait derrière en frappant nos jambes. Si nous avions le malheur de tomber, on devait faire des suicides [traversée de la glace avec des allers-retours à chaque ligne]. »
Même son de cloche chez un ami qui a participé à plusieurs de ses camps d’été. « Si on se trompait dans un drill, on devait recommencer seul devant tout le monde après s’être fait crier dessus. C’était assez humiliant. »
L’âpreté des pratiques et le caractère volatile de l’entraîneuse semblent récurrents, mais mes deux interlocuteurs s’entendent pour dire qu’elle a joué un rôle déterminant dans l’amélioration de leur pratique. À travers certaines hésitations dans leurs témoignages, je pouvais sentir une vieille peur aujourd’hui teintée de reconnaissance.
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Je rencontre Anna dans une chambre de hockey d’un aréna de Dorval, avant une pratique destinée à un groupe débutant. Avec son accent slave tranché au couteau, je découvre une femme généreuse, pétillante et même un brin coquette avec ses bottes en paillettes et ses ongles fraîchement manicurés. Elle conserve d’ailleurs jalousement le mystère autour de son âge.
Née à Moscou sous l’ère soviétique, d’un père agent d’artiste et d’une mère ingénieure, elle commence le patinage artistique à l’âge de cinq ans sous l’égide de Tatiana Tarassova, l’une des plus grandes entraîneuses de l’époque, elle-même fille d’Anatoli Tarassov, considéré par plusieurs comme le meilleur instructeur de l’histoire du hockey. La jeune Anna se retrouve très tôt au sein d’un programme rigide où elle acquiert une excellente technique de patin en parallèle aux vertus du dévouement sportif.
Au moment de la chute du rideau de fer, comme nombre de familles russes en quête d’un futur plus clément, elle fait ses valises avec son mari et ses deux enfants en bas âge, Boris et Yoni, en direction d’Israël, où naîtra son troisième garçon, Eliezer. Pendant plus d’un an, elle y travaille dans une garderie en rêvant de s’installer en Amérique du Nord.
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À l’automne 1991, sa famille et elle atterrissent à l’aéroport Pierre-Elliot-Trudeau et une histoire d’amour s’amorce dès son arrivée. « Nous n’avions que 25 dollars dans les poches, mais nous avons découvert un monde ouvert et accueillant, explique Anna en attachant ses patins. Dans les rues, dans l’autobus, dans les banques, fini le stress, c’était beaucoup plus confortable qu’en Russie. Mon cœur était tellement reconnaissant. Tu pouvais expliquer les mots avec tes mains et les gens essayaient de te comprendre. Je me rappelle même avoir oublié de barrer la voiture et il n’y a pas eu de vol. C’était magnifique », raconte-t-elle, la voix nouée, visiblement émue à l’écoute de ses souvenirs.
«Les gens étaient impressionnés par ma connaissance des techniques, alors j’aidais le patin et on m’aidait avec les mots.»
Mais le monde du travail s’avère difficile pour la jeune famille qui ne parle que russe et hébreu. Le couple perfectionne ses acquis avec des cours de soir et, en dépit d’un français encore brouillon, Anna obtient sa certification pour enseigner le patinage artistique. « Les gens étaient impressionnés par ma connaissance des techniques, alors j’aidais le patin et on m’aidait avec les mots », dit Anna en riant.
Rencontrant toutefois de plus en plus de difficultés avec la gent féminine, son « caractère pas douce (sic) » l’aimante peu à peu vers le monde masculin et rugueux du hockey. Elle retourne en Russie pour parfaire son enseignement avec l’Armée rouge, alors considérée comme la Mecque du patin. Elle y retrouve les mêmes repères qu’à l’époque de son enfance : structure, discipline et sacrifice.
Anna entame véritablement sa carrière en 1995, s’établissant comme l’une des premières figures de power skating dans la région montréalaise. Se concentrant uniquement sur le volet patinage du hockey, l’Académie Sherbatov naît en 2000.
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Elle a aujourd’hui une clientèle originaire du monde entier. Des étudiants et des étudiantes de Suisse, de Finlande, de Tchéquie, de France et même de Dubaï. Toute l’année, l’Académie offre des classes pour les 4 à 26 ans. Sans oublier qu’elle voyage également à l’étranger pour offrir ses services. « Je suis sur la glace cinq à six fois par semaine », déclare l’enseignante en enfilant un grand chapeau de fourrure.
Depuis ses débuts, Anna a connu des histoires de rêve alors que plusieurs de ses étudiants ont atteint les grandes ligues : NHL, KHL, NCAA, LHJMQ. « C’est très gratifiant de recevoir des remerciements d’anciens élèves au moment de leur repêchage », dit-elle. Son tableau d’honneur compte dans ses rangs l’attaquant vedette des Panthers de la Floride Anthony Duclair et l’ancien défenseur des Ducks d’Anaheim Simon Després.
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Instructrice depuis plus de 25 ans, elle considère que le hockey est devenu beaucoup plus rapide et compétitif, mais aussi plus professionnel. « Les parents poussent les jeunes au départ, et rapidement, ce sont eux qui veulent aller plus loin, souligne-t-elle sur l’évolution des mœurs. Les enfants sont motivés et demandent de venir ici. Leurs ambitions sont plus sérieuses. Ils me demandent quoi pratiquer à la maison. »
Elle me confie que l’une des plus belles choses de sa profession est lorsque des pères viennent avec leurs enfants, alors qu’ils ont eux-mêmes jadis été ses élèves. Anna s’empresse de me présenter à un homme du Vermont serrant les patins de son garçon. « Nous faisons trois heures à l’aller, trois heures au retour, deux fois par semaine pour ses cours. C’est quatre tests de dépistage par semaine », déclare-t-il, enjoué et vantant au passage les mérites de la professeure.
« Ce n’est pas toujours facile de travailler avec les jeunes, et c’est encore plus difficile avec ses propres enfants », dévoile Anna. Ses deux fils aînés, Yoni et Boris, se sont dirigés vers les arts martiaux mixtes professionnels et sont bien établis sur la scène montréalaise, alors que le plus jeune, Eliezer, a joué dans la KHL après un séjour dans la Ligue de hockey junior du Québec. Il a d’ailleurs représenté le drapeau israélien à plusieurs occasions sur la scène internationale.
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Lorsque je lui glisse un mot sur sa réputation de dure à cuire, elle répond sans réticence. « Non, j’en suis consciente, lance-t-elle. Ça n’a pas changé. Si tu viens sur la glace avec moi, ce n’est pas pour niaiser. Tu dois apprendre et maîtriser les bases. En dehors de l’aréna, tu décides comment vivre ta vie, mais avec moi, la discipline sera toujours là. »
Une méthode qu’elle juge aussi nécessaire qu’horizontale. « Les enfants arrivent de partout avec des bagages et des mentalités différentes, souligne-t-elle. D’où l’importance d’une discipline rigoureuse pour que chacun puisse parfaire les techniques. Tout le monde est égal avec moi. »
«C’était très difficile au début, j’ai donc réalisé très vite que je devais être sérieuse, être tough, sinon, on allait me manger.»
Et les fameuses bouteilles d’eau? « Les petits y ont droit. Mais pour les plus vieux, pas besoin, on perd trop de temps », répond-elle, sourire en coin, admettant que sa réputation de « coach russe » l’a aidée dans sa carrière occidentale grâce à cet imaginaire fantasmé de l’autorité propre à l’URSS.
Anna occupe une place singulière dans la scène du hockey montréalais, un territoire occupé en grande majorité par des hommes. « C’était très difficile au début, j’ai donc réalisé très vite que je devais être sérieuse, être tough, sinon, on allait me manger, confesse-t-elle. Je suis entrée par choix dans un univers très viril, alors que je suis une femme toute petite, donc oui, parfois, j’ai peut-être encore mauvais caractère. »
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Dans l’impatience de la zamboni concluant ses derniers tours, elle replace les bas d’un étudiant hors de ses patins et avertit un autre de ne plus enrubanner sa palette avec autant de fioritures. L’écho tant entendu du personnage Anna Sherbatov refait surface. Entre deux blagues de 300 pushups, son ton change, son sourire se raréfie.
Sur la glace, la majorité des enfants débutent, leurs parents surveillent de près leur progrès du haut d’une mezzanine. Anna hurle, siffle, frappe sur la glace avec son bâton. Les enfants sont horrifiés, mais font preuve de détermination. Impossible de se cacher, elle traverse à toute vitesse la patinoire avec son grand chapeau pour reprendre un hockeyeur se croyant à l’abri. « Il n’y a pas de papa, maman ici! Allez, lève toi! » s’époumone-t-elle.
Les jeunes patineurs de la communauté russe semblent d’ailleurs se faire critiquer encore plus brutalement, la barrière linguistique permettant certaines largesses à l’imagination.
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Au fil des exercices, les nerfs des patineurs cèdent et les pleurs abondent. Anna, intransigeante, ne lâche pas prise. Elle distribue les regards sévères à la ronde. Mais lorsqu’elle me croise, elle me tend sourires et boutades, laissant momentanément tomber le masque d’une théâtralité bien orchestrée. Anna est là pour pousser les jeunes hockeyeurs. Elle leur introduit des techniques qu’elle a elle-même inventées, demande beaucoup, n’arrête pas une seconde. Elle voit les mauvais plis de loin, voyage constamment d’un patineur à l’autre et leur permet même une petite gorgée d’eau.
Dans la chambre, le petit Victor semble néanmoins inconsolable. Il est vite devenu l’amusement de sa famille qui l’entoure. « Ben non! Anna est gentille! », s’exclame sa grande sœur en lui tendant une bouchée de poutine d’aréna pour le calmer.
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«Enseigner est ma plus grande passion. Sur la glace, ce sont tous mes enfants.»
« J’apprends toujours, précise Anna. Je remets en question mes instructions, j’actualise sans cesse le programme. Enseigner est ma plus grande passion. Sur la glace, ce sont tous mes enfants. »
Pour l’avenir, elle désire toujours continuer à préparer les élèves en les inspirant aux grandes divisions. Et peut-être, qui sait, construire un aréna pour l’Académie Sherbatov. « J’ai beaucoup voyagé pour livrer des cliniques, mais mon futur est ici, à Montréal. Je remercie Dieu chaque jour. Sans mon travail, je serais morte », me lance-t-elle avant de se laisser.
Je me rappelle les paroles d’un coéquipier : « J’ignore si ses techniques sont encore au goût du jour. » À l’heure actuelle, la hiérarchie dans l’enseignement sportif est un sujet délicat où les nombreux glissements décriés ont modifié les courants de pensée. Une fine ligne pleine d’ambivalence réside toujours entre l’excellence comme destination et le chemin pour l’atteindre.
Anna Sherbatov représente une école de formation de plus en plus rare, qui peut, selon les points de vue, s’auréoler d’archaïsme, mais à la lumière de son rendement, c’est paradoxalement ce qui a fait d’elle une sommité sans la rondelle.