Logo

Anna et Anton, de Kyiv à Drummondville

Gloire et infortunes d’un parcours ukrainien.

Par
Jean Bourbeau
Publicité

En bordure de la place Saint-Frédéric, dans le centre-ville de Drummondville, un couple à la retraite stationne leurs scooters avant d’échanger les casques pour des fedoras. Des Colombiens jouent aux dominos sous l’ombre offerte par un vieux chêne.

Un homme répare son BMX entre deux gorgées de liqueur chaude qu’il traîne dans son sac à dos. Une mère à peine majeure y engage sa poussette. Derrière, une femme aidée par une cane récolte les canettes.

Il est midi. Les cloches retentissent de la basilique où mes parents ont échangé leurs vœux. Un train de marchandises ralentit le maigre trafic peu pressé en cette journée de juin ensoleillée.

Publicité

C’est dans ce parc que j’ai donné rendez-vous à Anna Stukalova et Anton Stukalov, un couple d’Ukrainiens et Drummondvillois d’adoption depuis la fin avril.

Je trouvais maladroit de les inviter à manger une poutine. Même si la ville clame son invention et qu’on y en sert d’excellentes, notre fierté culinaire, pleine d’innocence et de réconfort, porte absurdement le même nom que le chef d’État ayant bouleversé leurs existences. J’ai préféré m’abstenir.

Le couple marche dans ma direction. Habillé avec élégance, il détonne du paysage au moment où un jeune itinérant lance des poubelles en riant. Dans mes souvenirs, le parc était moins poqué à l’époque où je venais y faire du skate.

Nous nous serrons la main. Prenons place. J’ouvre mon calepin. En échappant aux violences du grand théâtre des affrontements, chaque réfugié.e porte en lui ou elle le récit unique d’un déraillement. Celui-ci est le leur.

Publicité

Anna est âgée de 31 ans et Anton est d’un an son aîné. Leurs anniversaires sont tous deux au mois de février. Ils voulaient se fêter à l’étranger. Fuir en amoureux l’hiver de Kyiv pour une semaine, mais tout juste avant leur départ, Anton est testé positif à la COVID-19. Ils doivent retarder leur départ vers l’Italie. Une fois Anton remis sur pied, le couple s’envole vers Naples. Quelques jours plus tard, la guerre éclate.

« Il était 4 h 30 du matin quand tout a basculé. Nous recevions des messages de notre famille, nos amis, nos collègues, détaille Anna. Notre téléphone n’arrêtait pas de sonner. Dans les groupes de discussion, nos proches racontaient qu’ils entendaient les bombes. Nous ne pouvions plus fermer l’œil. Les jours suivants, nous avons à peine réussi à quitter notre chambre d’hôtel, rivés aux nouvelles, incapables de dormir ni de manger. »

Le couple fait face à un stress inattendu, mais se console en se sachant loin des hostilités. « Personne n’y croyait avant le 24 février, ajoute Anna. Nos dirigeants nous disaient qu’il n’y avait aucune matière à s’inquiéter, qu’une attaque était impossible, que nous pouvions continuer nos activités. On peut dire aujourd’hui que la COVID nous a sauvé la vie. Sans le retard qu’elle a causé, nous aurions été de retour lorsque les bombardements ont commencé. »

Publicité

Anna et Anton, avocats de profession, font perdurer leur séjour italien jusqu’au moment où ils prennent connaissance des nouvelles mesures d’accueil canadiennes. « Nous avons réfléchi, mais sans hésiter très longtemps, nous avons pris un vol vers Paris, puis Montréal. »

Avec, comme baluchon, cette seule valise sur roue prévue pour une petite semaine napolitaine.

« Nous avons quitté notre domicile en laissant évidemment tout derrière nous, lance Anna. D’un côté, nous avions une bonne vie et de bons emplois. Mais quand je réalise notre chance, les biens matériels ne comptent plus, seule la vie prend le dessus. Mais il m’arrive parfois d’avoir une pensée pour ma collection de parfums que j’ai perdu », ajoute-t-elle en riant.

Publicité

« Je ne sais pas pourquoi, mais je m’ennuie des petites choses du quotidien, poursuit Anton. Surtout de ma tasse préférée. Je l’associe à la chaleur de la maison. Un thé chaud dans mon divan. C’est drôle de réaliser que ça me manque autant. »

À l’extrémité du parc, un monument de pierre est érigé à l’honneur des soldats drummondvillois tombés au front depuis la Grande Guerre. J’y ai compté quarante noms.

À côté, des gars de construction coiffés de mohawk mangent leur Subway en silence. Ça s’allume un joint avant d’y retourner.

Un homme se faisant bronzer en profite pour ronfler un peu.

Publicité

Si le couple s’est retrouvé dans cette petite ville du Centre-du-Québec, c’est grâce à Chantal Gendron, une Drummondvilloise désireuse d’épauler les réfugié.e.s. « Nous l’avons rencontrée sur Facebook, précise Anna. Elle nous attendait à l’aéroport et nous héberge depuis dans sa propre maison. Elle est très bonne pour nous. Son cœur est grand et elle comprend bien la complexité de la situation ukrainienne. »

Le couple juge que l’accueil s’est bien fait jusqu’à présent. Les gens du coin lui demandent régulièrement ce qu’ils peuvent faire pour donner un coup de main.

Publicité

Anna et Anton, qui se sont rencontrés à l’université, interromptent leur témoignage pour se demander l’un.e l’autre la traduction de certains mots, s’excusant au passage de leur niveau d’anglais, pourtant impressionnant, eux qui ne le parlaient que rarement dans leur ancienne vie.

Anna est née à Kyiv, puis a grandi à Vinnytsia, dans le centre du pays, avant d’y retourner pour ses études en droit.

Anton est originaire de la ville de Kramatorsk, de la région du Donbass, dans l’est du pays, où les combats sont très durs. Ses parents ont quitté la région en 2016 pour la capitale à la suite des affrontements découlant du Maïdan, alors que lui y était installé depuis 2007.

« Ma tante et mon cousin sont toujours à Kramatorsk, malgré le manque criant de gaz, d’eau et d’électricité. La ville est bombardée presque tous les jours, mais ma tante est vieille et ne veut pas quitter sa maison. Où irait-elle et que ferait-elle dans une ville où tout lui est inconnu? Mon cousin est directeur d’une école transformée en centre de distribution de denrées. Ceux et celles qui ont tout perdu peuvent venir s’y procurer les essentiels. Les enseignants ayant quitté la région pour la plupart, il est dans l’obligation de veiller au fonctionnement des opérations. »

Publicité

Avant leur périple méditerranéen, Anton et Anna vivaient à Irpin, une banlieue au nord de Kyiv.

Anna me montre une vidéo sur son cellulaire où l’on constate la désolation de leur résidence. Les vitres en éclats, les amas de débris au sol. Mais contrairement à l’immeuble voisin complètement en ruine, la structure a tenu le coup et n’a pas été la proie des flammes. Ils gardent espoir. « Nous pourrons peut-être reconstruire notre résidence, dit-elle. Nous avons été chanceux, elle n’a pas encore été rasée par les frappes, même si les forces russes ont pillé à l’intérieur tous les objets de valeur. »

Le couple m’apprend que lorsque les militaires ont envahi Irpin, ils logeaient sans scrupule dans les appartements, prenaient des douches et dormaient dans les lits abandonnés par leurs propriétaires.

« Ce n’est jamais facile, mais aujourd’hui, lorsque nous voyons les combats, il y a une forme de résiliation qui s’est installée, aussi difficile que cela puisse être, nuance Anna. Notre cœur demeure plein de douleur, mais nous essayons de libérer nos esprits pour rester sains. »

Publicité

Nous sommes assis sur une table de pique-nique multicolore. La surface est collante de bière. Trois enfants se livrent, dans des éclats de rire, une furieuse bagarre de fusils à l’eau, utilisant la fontaine comme source de ravitaillement.

Le couple me confie que la tension ne date pas d’hier avec son pays voisin. « Tous ceux et celles qui défendent une Ukraine souveraine n’ont jamais eu une bonne relation avec [les Russes], souligne Anna. Le peuple russe prend position en fonction de la propagande de son gouvernement. Celle-ci entretient la vision erronée que nous sommes une seule et grande nation, alors que l’Ukraine est différente, avec ses traditions, ses politiques. Nous ne sommes pas frères et sœurs et nous ne le serons jamais. Nous pouvons nous entendre, entre nous, bien sûr, mais ils doivent d’abord respecter notre culture. »

Publicité

Anton abonde dans cette direction. « Ça fait des années que les programmes télévisés russes canalisent la haine envers le peuple ukrainien. Ils méprisent notre volonté d’indépendance, notre choix de regarder vers l’Ouest pour notre développement. Ils ont perdu du capital politique et veulent nous le faire payer. Ils détestent la civilisation occidentale alors en détruisant l’État ukrainien, ils désirent montrer à la planète entière qu’ils sont plus puissants que l’Ouest. »

« On ne peut être amis avec ceux et celles qui veulent notre mort », lance Anna.

« En effet, mais c’est un peu plus compliqué que cela, répond son copain. Poutine veut s’inscrire dans les livres d’histoire comme l’homme qui a reconstruit l’Empire russe. Si sa conquête de l’Ukraine est un succès, il sera plus gourmand. Les pays baltes, la Pologne, qui sait, peut-être la Finlande. Il veut que la Russie soit un joueur d’impact sur l’échiquier mondial. Imposer plus facilement ses intérêts. Selon lui, les petites nations doivent obéir aux plus grandes. Cet impérialisme fait penser aux pages les plus sombres de l’Europe du XXe siècle, où la force militaire était l’unique façon d’étendre sa volonté. »

Publicité

« C’est une démonstration de force, ajoute Anna, mais Poutine n’avait pas prévu une défense aussi hargneuse de l’armée ukrainienne. Il s’est menti à lui-même comme à son peuple. »

« Je suis très chanceuse d’avoir pu sauver ma peau, mentionne-t-elle. Autant physiquement que mentalement. La charge mentale en Ukraine doit être très lourde à porter. Des nuits sans dormir, terrés dans des abris de fortune, à entendre les bombes, voir des cadavres dans la rue et j’essaie de ne pas penser aux viols commis sur les femmes. »

Publicité

« La vie est dure là-bas, car les gens coincés au pays doivent continuer à gagner leur vie quand presque tout est fermé, commente Anton. Nous tentons d’aider d’ici. Nous envoyons de l’argent, nous sommes bénévoles dans un organisme d’accueil. Mais nous ne savons pas ce que le futur nous réserve. Rester au Québec? Retourner en Ukraine? Dans quel état sera le pays à la fin de la guerre? Nous voulons utiliser notre temps ici pour parfaire nos notions de français et améliorer notre anglais. Nous avons des cours de francisation offerts par des volontaires. »

« Nous évaluons nos options, nos équivalences de diplôme. Nous tenterons de travailler proche de notre domaine d’expertise. Nous voulons être utiles pour notre société d’accueil. Ce sera difficile, mais nous avons la force! », conclut Anna, accompagnée d’un rare sourire.

Publicité

Je leur souhaite la meilleure des chances avant de se quitter. Plus loin, deux ados Témoins de Jéhovah affrontent aux échecs un vieux bonhomme aux mains tatouées. Un groupe de jaseurs d’Amérique vole vers la rivière au-dessus d’un pub nommé La Sainte Paix.

Mon père disait souvent, avec tout le sérieux du monde, que la beauté de Drummondville réside dans le fait qu’il ne s’y est jamais rien passé.

Je repense aux nouveaux et nouvelles élèves au primaire qui débarquaient figé.e.s par la gêne, arrivant tout droit des Balkans encore fumants. Des communautés syriennes, irakiennes, afghanes, colombiennes qui y ont, plus récemment, trouvé une terre d’accueil fuyant le tumulte des armes.

Publicité

Dans ce parc à la faune bigarrée, il est vrai, après tout, qu’il ne se passe absolument rien. Un calme que j’associais plus jeune à l’ennui, mais face à l’intranquillité du monde, il est en fait un privilège.

Pour Anna et Anton, Drummondville est la dernière adresse d’un exil incertain et dépaysant. Un havre de repos ayant toutefois la qualité d’être très loin des bombes qui s’effondrent sur le destin de leur pays.

Commentaires
Aucun commentaire pour le moment.
Soyez le premier à commenter!