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Andrée Bouffard quitte Apéro Sexo : quand les clics prennent le dessus

Andrée Bouffard quitte Apéro Sexo : quand les clics prennent le dessus

Après son départ soudain du populaire balado, la professionnelle en sexologie explique pourquoi elle ne pouvait plus prétendre faire de l’éducation sexuelle.

Par
Salomé Maari
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Assise à son café préféré, le Lapin pressé sur l’avenue Laurier, Andrée Bouffard plonge son regard fatigué dans sa tasse. Les deux dernières semaines ont été éprouvantes.

Le populaire balado Apéro Sexo, qu’elle a co-créé il y a deux ans avec Rozi Bertrand, connaissait une ascension fulgurante. Présenté comme une « plateforme d’éducation à la sexualité », les deux bachelières en sexologie y abordaient la sexualité avec un ton décomplexé, partageant leurs expériences intimes avec le public et leurs invités.

Mais voilà que le 11 août dernier, André Bouffard a annoncé qu’elle quittait le projet qui, lui, continue sans elle.

« La job d’influenceuse prend le dessus sur celle de professionnelle en sexologie », expliquait-elle dans un message publié sur Instagram. « Nous ne pouvons plus prétendre faire de l’éducation. »

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Si les raisons entourant son départ abrupt y demeurent nébuleuses – ce qu’elle ne désire pas commenter –, le message, lui, est limpide : elle estime que le contenu éducatif a fini par se noyer dans le divertissement.

Dans un univers algorithmique, une question s’impose : comment tracer la frontière entre éducation et spectacle? Et, surtout, est-il possible de conjuguer les deux?

QUAND L’ALGORITHME DEVIENT ROI

« Je pense qu’à plusieurs égards, le travail que j’ai fait à travers Apéro Sexo a été super éducatif », souligne Andrée Bouffard, qui, comme son ex-collègue, utilise le titre de « professionnelle en sexologie ». Mais elle estime que dans un domaine où « l’algorithme est un peu ton boss », il est facile de se laisser entraîner dans l’engrenage de la quantité – et la viralité – avant la qualité.

« C’est le genre de piège dans lequel on peut tomber quand on fait de la création de contenu : faire du buzz à tout prix. “Parlez-en en bien, parlez-en en mal, mais parlez-en.” Puis – et je parle au je – je suis clairement tombée là-dedans. »

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Depuis qu’elle a pris un pas de recul, elle porte aujourd’hui un regard critique face à son travail au sein du balado. « Sur le site web, on dit très bien que c’est une plateforme d’éducation à la sexualité. Puis finalement, quand je réécoute des épisodes… je fais juste parler de moi. »

ÉDUQUER À TRAVERS LE DÉVOILEMENT PERSONNEL

Orgasmes manqués après une sortie à vélo, les compilations d’éjaculation comme style de pornographie privilégié, de l’urine prise à tort pour du squirt : assises devant leur micro, les deux bachelières partageaient tout de leur vie intime, sans gêne ni tabous.

« La prémisse, avec Apéro Sexo, c’était de partir du vécu expérientiel et d’anecdotes pour créer du savoir », explique Andrée Bouffard. Elle estime que cette approche lui a permis non seulement d’offrir à son auditoire un large éventail d’exemples marginaux, que l’on ne retrouvera pas nécessairement dans des articles scientifiques, mais aussi de faciliter la rétention d’information de ceux et celles qui apprennent mieux grâce à des exemples concrets.

« Par contre, je pense qu’un dérapage s’est fait au niveau du vécu expérientiel, qui a perdu la notion de “on part des expériences pour faire le savoir”, puis est devenu “on part d’expériences choquantes pour faire des vues puis du contenu” », avance-t-elle. « C’est là que le glissement s’est fait, puis où j’ai ressenti un malaise. »

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Et la jeune femme ne se cache pas d’avoir alimenté le piège dans lequel elle avoue être tombée.

DU BUZZ À TOUT PRIX

Début janvier, Apéro Sexo publiait un extrait du podcast dans lequel Andrée Bouffard se confiait sur sa non-monogamie.

« C’est quelque chose qui me fait extrêmement peur, de regarder la personne que j’aime, que j’apprécie, que je fréquente, qui est en face de moi, qu’on apprend à se connaître, pis d’être comme : “J’ai envie de cruiser. J’ai envie d’aller voir ailleurs” », partage-t-elle candidement, devant micro et caméra.

Voir cette publication sur Instagram

Une publication partagée par Rozi Bertrand (@apero.sexo)

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L’extrait de 47 secondes a rapidement explosé sur les réseaux sociaux, cumulant plus d’un million de vues sur Instagram et 500 000 sur Facebook.

« Pas ça qu’on appelle une slut tho? », « Tabarnak travaille sur toi fille », « Bienvenue au mts [sic] ». Des insultes comme celles-là pullulent dans la section commentaires de la vidéo. Andrée Bouffard raconte même avoir reçu des menaces de mort à la suite de cette publication.

« On a fait le choix ensemble, à deux, de ne pas supprimer cette vidéo, puis de ne pas faire de modération de contenu, parce qu’on se disait : “Ultimement, le balado va avoir plus de visibilité, puis les gens que ça va tomber dans leur feed, même s’il y a des commentaires de haine, ils vont quand même avoir la chance de trouver un podcast qui peut les aider” », explique-t-elle.

Avec du recul, elle estime que cette approche était « désillusionnée », et qu’elle n’a fait que « créer plus de divisions entre les schémas de pensée ».

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De son côté, Rozi Bertrand insiste sur le fait qu’elle a demandé à plusieurs reprises à sa collègue si elle voulait supprimer la vidéo, ce que cette dernière a refusé. Un autre facteur important, selon elle, a été le manque de temps et de ressources pour faire de la modération de contenu.

« Par la suite, on a parfois fait le choix de ne pas publier du contenu qui pouvait susciter des commentaires négatifs », nuance-t-elle.

DIVERTIR POUR ÉDUQUER

Rozi Bertrand ne voit pas de problème à mêler divertissement et éducation à la sexualité.

Ces derniers temps, elle a commencé une série de vidéos où elle présente différentes techniques de masturbation. « On pourrait croire que ce n’est que du divertissement, mais au contraire, c’est de l’éducation sexuelle. L’éducation sexuelle, c’est ce qui se passe entre deux draps. »

Voir cette publication sur Instagram

Une publication partagée par Rozi Bertrand (@apero.sexo)

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Pour elle, l’idée derrière le projet a toujours été d’utiliser un ton accessible pour éduquer les gens. Elle croit qu’il est « absolument » possible de préserver sa rigueur professionnelle tout en jouant avec les codes des réseaux sociaux et des algorithmes, et même en partageant des anecdotes personnelles. « Je ne vois pas pourquoi c’est un problème de se dévoiler sur sa vie personnelle et intime. Ensuite, évidemment que j’essaie toujours de donner de l’information ou de l’éducation basées sur la théorie. C’est juste que, contrairement à la façon dont c’est fait dans les universités, je vais passer par le vécu expérientiel pour le faire, et non pas par des archives scientifiques. »

C’est pour avoir la liberté de continuer à partager leur intimité sur Internet que les deux créatrices de contenu ont fait le choix de ne pas adhérer à l’Ordre professionnel des sexologues du Québec (OPSQ), régi par un code de déontologie strict qui ne permet pas de se dévoiler d’une telle manière. C’est pourquoi elles ont plutôt opté pour le titre de « professionnelles en sexologie ».

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Mais celui-ci est loin de faire l’unanimité. Il a d’ailleurs suscité de nombreuses critiques à l’égard d’Apéro Sexo dans un fil Reddit.

« PROFESSIONNEL EN SEXOLOGIE » : UN TITRE À PRENDRE AVEC PARCIMONIE

« Ce titre-là a fait son apparition dans les dernières années. On voit aussi d’autres titres, comme “coach en sexualité” ou “sexpert”, mais ces titres ne sont pas réglementés. Donc, les personnes qui les portent n’ont pas à se soumettre aux mêmes standards de rigueur ou de professionnalisme que des sexologues », souligne la présidente de l’OPSQ, Marie-Claude Lafond.

Photo : Salomé Maari
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« C’est certain que ça amène une certaine confusion autour du titre et que ça peut avoir des conséquences pour le public ou la clientèle », estime Mme Lafond. Elle ajoute que ces titres peuvent brouiller la compréhension quant aux compétences de la personne qui l’utilise : formations initiales et continues, connaissances réelles.

Pour elle, la formation continue, à laquelle les membres de l’ordre sont soumis, est non seulement importante, elle est essentielle : « La sexualité, c’est un domaine qui évolue tous les jours, donc ça nous permet de nous mettre à jour, mais aussi de maintenir nos connaissances. »

Elle souligne cependant que l’éducation à la sexualité n’est pas une activité réservée aux sexologues. « Il faut juste être vigilant. La qualité des informations peut varier d’une personne à l’autre. »

UN DILEMME PLUS VASTE

« Pour moi, tout ce que j’ai bâti avec Andrée, sincèrement, je ne ressens que de la fierté. Et le projet fonctionne très, très bien », affirme avec aplomb Rozi Bertrand. Selon elle, le mélange d’éducation et de divertissement répond à un besoin réel au niveau de l’éducation à la sexualité.

Un besoin confirmé par les chiffres : selon Statistique Canada, 46 % des jeunes se tournent vers Internet pour s’informer en matière de santé sexuelle.

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La coalition ÉduSex, qui défend une éducation à la sexualité positive, inclusive et émancipatrice, rappelle, dans un communiqué publié en novembre dernier, que les balados comme Apéro Sexo, Sexe Oral, et Entre elles et lui « jouent un rôle crucial en offrant un espace pour des discussions ouvertes sur des sujets souvent évités à l’école. »

« Cependant, cette dépendance à des ressources externes souligne une problématique plus profonde : l’éducation à la sexualité au Québec reste fragmentée, incomplète et insuffisamment soutenue », peut-on y lire.

De son côté, Andrée Bouffard prend momentanément une pause. « Pour l’instant, je suis en arrêt de travail pour épuisement professionnel. Fa’que, pour le reste de l’été, ça va être : prendre soin de moi, bien m’entourer, et puis profiter du parc Laurier. » Elle n’écarte pas l’idée de parler publiquement de sexualité à nouveau ; les deux dernières années lui ont donné la piqûre.

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Chose certaine, son départ met en lumière un défi qui dépasse Apéro Sexo : allier la rigueur professionnelle et les codes numériques. Un dilemme qui restera au cœur des débats sur l’avenir de l’éducation à la sexualité.

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