Brigitte est amoureuse. Voilà trois semaines que des papillons se sont installés dans le creux de son ventre sans qu’elle ne s’y attende.
« Je me lève de bonne humeur le matin. Quand il me prend dans ses bras, c’est des étincelles, c’est quelque chose de magique », dit-elle, les yeux brillants. La femme de 51 ans décrit une relation de chimie, de confiance et d’équilibre avec son nouveau copain, qu’elle a rencontré au refuge Bennett de l’organisme CAP Saint-Barnabé, dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve.
Si les refuges n’ont rien d’un conte de fées, Brigitte est loin d’être la seule à y avoir trouvé un amant. Pourtant, lorsqu’on aborde la question de l’intimité en contexte d’itinérance, on parle souvent des risques – infections transmissibles sexuellement et par le sang (ITSS), grossesses non désirées, violence –, et rarement d’amour.
Or, malgré le froid des campements, l’agitation des refuges et l’insécurité de la rue, il persiste chez certains, pendant que d’autres ont cessé d’y croire.
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ELLE VOUDRAIT POUVOIR FAIRE L’AMOUR
Brigitte n’en est pas à son premier passage dans la rue. Cette fois, c’est une relation de violence conjugale qui l’a menée à l’itinérance. La mère de famille dit vouloir éviter de tomber dans une autre relation abusive.
« Au début, j’ai mis des barrières, je voulais pas tomber en amour pantoute, là. […] Mais c’est venu de même. Pouf! »
Depuis qu’ils se sont rencontrés, Brigitte et son compagnon sont « tout le temps ensemble ». Sauf la nuit, alors qu’ils n’ont d’autre choix que de faire chambre à part dans les dortoirs du refuge, ce qui la « fait chier », elle qui aimerait pouvoir se coller.
Et même s’ils sont toujours ensemble, ils ne sont jamais seuls. « Il y a tout le temps du monde aux alentours. […] Je le souhaite à personne, c’est frustrant en estie. » Pas moyen, donc, de parler de choses trop intimes sans se faire déranger.
Brigitte et son chum n’ont pas encore eu de relations sexuelles, mais ce n’est certainement pas l’envie qui manque. Seulement, il leur est impossible d’avoir une sexualité entre les murs du refuge. Et la ressource, avec son chaos et sa cacophonie, n’est pas exactement aphrodisiaque.
Brigitte aimerait pouvoir passer un soir à l’hôtel avec son copain, mais une bonne partie de son chèque d’aide sociale y passerait. Elle a espoir de trouver un logement dans un HLM pour enfin pouvoir faire l’amour avec celui qu’elle aime.
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« ÇA CHANGE D’AMOUR COMME ÇA CHANGE DE BOBETTES »
« Y’a pas d’amour icitte », lâche Chantale, 53 ans, assise devant le refuge Bennett. « Y’a rien qui tough icitte. Icitte, ça change d’amour comme ça change de bobettes. »
Chantale « avec un “E”! » ne mâche pas ses mots quand elle parle de l’hypocrisie et de l’absence d’amour qu’elle ressent autour d’elle. « On s’aide pas ; on se vole. […] Je trust rien – fuck all – icitte. »
Mine de rien, la femme aux cheveux rouges s’ennuie de l’amour. « Je veux quelqu’un qui veut s’en sortir, qui est pas déjà au bas-fond. Qui va peut-être être capable de m’aider à me sortir du mien », dit-elle, alors que ses yeux bleus se remplissent de larmes.
Pour elle, l’amour « qui tough », ça ne naît pas dans la rue. « Si t’arrives en amour pis tu t’en sors… T’es fait fort. T’es ensemble pour la vie », philosophe-t-elle.
Un peu comme Wilfried et Diane, âgés de 87 et 76 ans, qui ont tout perdu à la suite d’un échec financier, il y a quatre ans. Pour ce couple, tombé amoureux il y a quatre décennies, il n’a jamais été question de se séparer, ne serait-ce qu’un instant. Ils occupent aujourd’hui l’une des rares places réservées aux couples dans les refuges de la métropole.
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TOUT POUR RESTER CÔTE À CÔTE
Des bâches de plastique blanches délimitent l’étroit espace de vie de Willy et Diane, qui occupent l’un des 15 cubicules réservés aux couples du grand refuge Hochelaga, opéré par le CAP Saint-Barnabé.
L’ancien aréna du YMCA, transformé en hébergement d’urgence à haut seuil d’acceptabilité durant la pandémie, n’a rien d’un cocon douillet. Entre les cris, les aboiements de chiens, les chicanes et le va-et-vient des usagers s’est installée de manière permanente une odeur de renfermé, d’urine, et de cigarettes.
Le couple, qui dit avoir autrefois connu une vie aisée, n’en peut plus d’être ici. Mais c’est le prix à payer pour éviter d’être séparé par le système genré de la plupart des refuges.
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« On a de plus en plus de couples qui sont en première situation d’itinérance et qui arrivent ensemble. Puis, on ne veut pas les séparer. C’est ton point de repère, ta sécurité », explique Catherine Lesage, directrice des services cliniques et d’hébergement de l’organisme. Elle s’inquiète du fait que de nombreux couples préfèrent passer la nuit dehors plutôt qu’être séparés dans des refuges qui ne les acceptent pas et dénonce un manque de services adaptés.
Sur l’île de Montréal, le refuge La porte ouverte, au coin de la rue Milton et de l’avenue du Parc, offre deux cubicules pour couples. Ricochet, situé dans l’Ouest-de-l’Île, accepte les couples, sans toutefois les laisser dormir dans les mêmes espaces.
Wilfried et Diane pourraient chacun dormir sur l’un des niveaux de leur lit superposé, mais ils choisissent de passer leurs nuits blottis l’un contre l’autre sur le petit matelas du bas. « Ça nous fait sentir moins seuls comme ça », confie Diane.
Bien qu’ils soient heureux d’être ensemble, ils reconnaissent que dans un si petit espace, les tensions grimpent plus vite. Mais c’est toujours mieux que rien.
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LA PREUVE QU’ON EST ENCORE VIVANT
C’est à la suite d’une dépression que Pascal-Aurèle Lefebvre, qui travaillait auparavant dans le milieu de la construction, s’est retrouvé sans logement, il y a cinq ans. Depuis, il habite dans une tente, le long de la piste cyclable Notre-Dame, dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve.
Durant ses années d’itinérance, P-A est tombé amoureux deux fois et raconte avoir même failli se marier.
Dans la froideur de la rue, l’amour lui fait du bien.
« Ça nous fait nous rendre compte qu’on est encore vivant. Qu’on n’est pas des épaves », dit-il, d’une voix rauque et lente. « Peu importe ton âge, quand t’es en amour, t’as encore vingt ans. »
Toutefois, il insiste sur une condition : deux partenaires ne peuvent pas partager la même dépendance, car « ça va amener des conflits dans le couple », croit-il.
Au-delà de l’amour, l’homme de 56 ans apprécie aussi les relations sans engagement, même si avoir une sexualité en contexte d’itinérance peut représenter un défi logistique. Il jongle entre recevoir dans sa tente, et visiter celle des autres.
L’ex-compagne du campeur avait une voiture, ce qui facilitait les rapprochements. « C’est pas l’idéal non plus, à 6 pieds 4… » P-A a aussi déjà loué un Airbnb, le temps d’une nuit.
Si, en cinq ans, P-A a eu plusieurs relations intimes, durant le même laps de temps, son voisin de tente et ami Francis, lui, a plutôt mené une vie de « moine ».
FRANCIS EST SCEPTIQUE
« J’ai réalisé que je suis un des rares qui a pas eu de cul! », lance Francis en riant.
L’homme bisexuel de 56 ans entretient tout de même le fantasme de rencontrer quelqu’un. « Je me dis : si je suis aimé dans ce layer-là de la société, ça serait une bonne chose », dit-il. « Mais non, je me raisonne, pis je me dis : c’est déjà assez compliqué, ma vie. […] On est déjà lourds ou complexes, rajoute des dynamiques de couple là-dedans… Oh là, là! »
Selon lui, « il n’y a pas de couples heureux [dans la rue], à part ceux qui étaient déjà en couple ».
« Il y a des couples qui se créent [dans un contexte d’itinérance], mais prends les mêmes couples, pis mets-les dans une situation “normale” de deux gens qui travaillent pis qui performent ; je pense pas qu’ils seraient ensemble », avance celui qui dit observer beaucoup de dépendance affective autour de lui.
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MISER SUR SOI SANS RENONCER À SES BESOINS
Comme Francis, Nancy, une usagère du centre Ricochet, dans l’Ouest-de-l’Île, ne voit pas beaucoup d’amour autour d’elle.
« Quand tu es en situation d’itinérance, tu ne devrais pas être en couple », croit celle qui est sans logis depuis un an. « Il faut que tu restes focus, et que tu te concentres sur toi, parce qu’il s’est passé quelque chose qui t’a mené là. Et si tu es en couple, tu te mets à penser à l’autre personne, alors que tu devrais penser à toi. » À ses yeux, quand deux personnes qui ont des problèmes s’unissent, ça devient deux plus gros problèmes.
« Quand on est itinérant, on cherche quelqu’un qui va nous aimer, parce qu’on est seul, et c’est dur. Tu veux pas traverser ça tout seul. C’est pour ça que beaucoup de gens se mettent ensemble », nuance toutefois Nancy.
N’empêche, Nancy a quand même des besoins d’intimité, et pour ça, elle a un « special friend », dont elle parle avec un grand sourire. Celui-ci a un logement, un avantage crucial que la majorité des autres usagers de la ressource n’ont pas. Ceux-ci se tournent plutôt vers les boisés pour le partage de caresses.
« Ultimement, ce que je veux dans la vie, c’est un compagnon, quelqu’un dont je serais amoureuse. Je l’ai vécu une seule fois dans ma vie et, laisse-moi te dire, c’est le plus beau feeling au monde. N’accepte rien de moins. N’accepte jamais moins que ce que tu mérites, d’accord? », laisse tomber Nancy.
Malgré ses réticences face aux relations en contexte d’itinérance, elle partage le même espoir que Chantale, Pascal-Aurèle et Francis : celui d’aimer et d’être aimé.

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