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Alpha & Oméga, le théâtre à l’ère de l’interactivité: entrevue avec Daniel Brière
En collaboration avec URBANIA, le Nouveau Théâtre expérimental nous présente une pièce qui ne pourrait être plus ancrée dans l’air du temps. Alpha & Omega est un projet de théâtre interactif qui se dévoile en deux temps et qui dit interactivité, dit: vous êtes impliqués. À travers une websérie, on vous demande votre avis pour toutes les étapes de construction du spectacle. Le punch, c’est que le théâtre s’engage à écouter les choix du plus grand nombre. Ça donnera donc une pièce faite sur mesure pour le public, par le public.
Le projet donne vie à un questionnement d’ordre idéologique et artistique : si on donne au public exactement ce qu’il demande, est-ce qu’on a automatiquement un succès ou, au contraire, un suicide créatif?
Pour bien expliquer la portée et les ambitions du projet, URBANIA s’est entretenu avec le metteur en scène Daniel Brière.
Dans la websérie, les comédiens ont une vision plus puriste du théâtre alors que le CA cherche à innover. Pourquoi ce choix?
Mais qu’est-ce que ça veut dire innover? C’est là où je trouve que le CA (de l’histoire) est peut-être pas conscient de la réalité de c’est quoi un artiste. Les CA servent à amener des sous dans les théâtres. Dans le cas présent, sa solution c’est des focus groups, c’est d’aller vers le public.
Le théâtre est devenu comme un produit de consommation, il faut faire des choses accessibles, remplir des salles. Toute la partie plus mystérieuse, poétique, plus difficile d’accès qui demande une réflexion ou une éducation particulière, est mise de côté pour favoriser l’efficacité. Il y a un certain regard critique vis-à-vis cette réalité-là. C’est bin beau l’innovation, mais qu’est-ce qu’on fait avec ça? Tout le monde veut innover.
Mais les technologies numériques sont de plus en plus utilisées par les créateurs…
On nous force un peu à utiliser les nouveaux médias alors que le théâtre ça reste bien artisanal. Ça dure 1 h 30-2 h, mais de plus en plus tout l’univers numérique et web s’introduit dans le théâtre pour les communications, les pré-papiers, les critiques… tout ça n’existait pas il y a quelques années. Maintenant il faut nourrir cette espèce de bête là qui n’était pas là avant, et c’est sur que ça vient influencer l’imaginaire des créateurs.
On se questionne par rapport à ça. Est-ce que c’est une bonne chose? D’avoir accès à tout ce qui se dit, tout ce qui se fait? Si on veut rester intègre et rester près de soi, il y a un danger aussi d’être partout et prendre l’opinion de tout le monde. Le travail qu’on est en train de faire, c’est aussi de se dire qu’on joue le jeu pleinement et on laisse toute la place aux gens. Est-ce que ça devrait être ça l’art? Est-ce que c’est garant d’un succès parce que tu donnes aux gens ce qu’ils veulent? Est-ce que l’art est démocratique, est-ce que tout le monde peut participer? Est-ce que tout le monde est artiste? Est-ce que c’est ça le web? Tout le monde s’en mêle alors allons-y.
La participation du public vous mets un peu en danger créatifs en tant qu’artistes, avez-vous peur de ne pas aimer les choix du public?
Pas aimer les choix du public, ça ne me fait pas peur parce que c’était clair depuis le début que le public va choisir. À partir du moment où on se dit que ça a du sens, que c’est pas grave si tous les choix sont pas cohérents les uns avec les autres, on embarque.
Pour moi, la difficulté viendra au moment de la représentation, quand l’interaction avec le public n’est pas la même. Le théâtre c’est une durée, c’est un rythme. Là on va laisser les gens interagir. Est-ce que le show va tomber? Est-ce que ça va tuer le rythme? Mettre les gens avec leur cellulaire et les acteurs sur scène, ça fait peur. J’ai peur de perdre le contrôle. Mais ça fait partie de l’expérience. Peut-être que ça va être excellent, peut-être pas! Il y a toujours une part d’inconnu. C’est une peur le fun!
Est-ce que l’avenir du théâtre passe par l’interactivité?
Ça dépend du type d’interactivité. Le théâtre c’est interactif à la base. Les gens ont un sentiment d’être en lien avec la scène. Les acteurs sentent la moindre réaction dans la salle, il y a une interaction. Quand les gens rient, ils nourrissent le spectacle.
Mais là, on parle d’un autre genre d’interaction. Je pense que ça va nourrir ou questionner le théâtre, ça va changer notre rapport entre les spectateurs et les artistes, mais je ne crois pas que ce soit l’avenir. Oui, les formes d’interaction vont changer, mais évoluer aussi. Il y aura toujours de l’interactivité au théâtre, ça c’est certain. Les liens vont changer parce qu’il va y avoir une intrusion des nouveaux moyens, mais ça va rester artisanal. Moi je souhaite que le théâtre vive, survive et qu’on fasse une plus grande place à l’art dans la société en général.
Ce qui vous inquiète artistiquement parlant quand vous pensez aux 50 prochaines années c’est…?
J’espère qu’on ne va pas aller de plus en plus vers la marchandisation de l’art. Il y a un discours en place aussi. Les mots veulent dire beaucoup quand on utilise des mots comme industrie, produit, revenue, rendement, on contribue à bâtir ce discours-là. Je me méfie beaucoup de ce discours marchand sur l’art, comme quoi c’est un produit consommable. Ça va devenir du clientélisme, on va donner aux gens ce qu’ils veulent et c’est plus complexe que ça.
Ça m’inquiète cette espère de course à la modernité. J’ai peur qu’on perde le sens profond de l’art, le sens même de cette activité humaine là, il y a une part de mystère et pour avoir accès à ça c’est pas évident, il faut être en lien, il faut en fréquenté, il faut s’initier. Je ne suis pas certain que ce soit par le web qu’on va faire ça.
J’espère qu’il va y avoir des citoyens de plus en plus aptes à recevoir des oeuvres complexes.
Chose certaine, dans le cas d’Alpha & Omega, celui qui a dit que l’internet a démocratisé l’art ne pouvait pas plus avoir raison…