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Aller à l’Impact quand on est aveugle : récit à quatre mains d’un soir de soccer

Parce que non, aller au stade quand on ne voit pas n'est pas une dépense inutile.

Par
Luc Fortin
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Barbara-Judith, notre directrice du contenu numérique chez URBANIA, aime le foot (le soccer, si vous préférez). Notre collaborateur Luc Fortin aussi. La seule chose, c’est qu’il n’a pas pu « voir » un match depuis plus de trente ans : il est non-voyant. Ça ne l’empêche pas de fréquenter les stades, alors pour souligner le premier match de l’Impact à domicile de la saison, on leur a demandé de nous raconter la fois où ils sont allés à l’Impact. Lui avec sa bonne humeur, sa canne et son poste de radio; elle avec son poncho bleu à l’effigie du club et ses napkins en papier brun.

Barbara-Judith – La première fois que j’ai rencontré Luc, on a parlé de foot. « Quel but de FOU quand même. Une petite feinte et BOOM. » « Je sais! Pis la passe de Piatti en début de deuxième demie… » «… ohhhh ça c’était beau oui…» On a décortiqué le match presque minute par minute, avec moult détails. Ça devait bien faire une bonne demi-heure qu’on discutait de la dernière partie de l’Impact de Montréal quand mes sourcils se sont froncés d’un coup : voyons, non seulement il me décrit toute la game comme s’il l’avait vue, mais il me la raconte comme s’il avait imprimé chaque seconde de l’action sur sa rétine. Pourtant, Luc est aveugle. J’ai caché mon étonnement du mieux que j’ai pu, mais j’ai l’impression qu’il a senti l’énorme point d’interrogation qu’il y avait entre nous deux. Bon joueur, il a conclu la conversation d’un: « On ira cet été! Je t’avertis par contre, pendant les matchs, je ne parle pas. »

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Luc – Je suis toujours étonné de constater la surprise des gens lorsque je dis que je vais assister à des événements sportifs. Pourtant, les personnes aveugles sont nombreuses à vouloir passer un bon moment et défrayer quelques dollars pour encourager leurs millionnaires favoris. Suffit de se munir d’une petite radio et de profiter de la retransmission du match. Bon, évidemment, cela ne s’applique qu’aux équipes professionnelles puisque les matchs de la ligue de balle molle de votre voisin de palier ne sont probablement pas diffusés.

Barbara-Judith – Bref, début juillet, Luc me texte (pour ceux qui se posent la question, oui il dicte ses messages à son téléphone): « 28 juillet, j’ai un billet de lousse pour l’Impact. Ma chum habituelle n’est pas dispo. Qu’est-ce que tu en dis? » Marché conclu, on se rejoindra au jour dit au métro Viau, près des tourniquets. Le temps est splendide, mon app de météo me dit qu’il pourrait y avoir une petite averse en soirée, mais je n’y crois pas vraiment. J’aperçois Luc dans la marée bleue de partisans, je lui offre mon coude pour marcher, c’est parti pour le Stade Saputo.

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Rendus dans les gradins, Luc m’arrête: « Prends le siège avec la plus petite personne devant pour bien voir. » Je réalise qu’aller avec lui à une partie, ça veut aussi dire avoir la meilleure place. Il sort sa radio et ses écouteurs. « C’est cool, l’assistance est fébrile. Je le sais parce que les gens parlent plus que la dernière fois. Et j’espère que c’est la même fille qui va chanter les hymnes nationaux, elle a une super belle voix », me dit-il en habitué. Tant qu’il ne se passe rien sur le terrain, on peut jaser. Alors Luc, comment ça fonctionne quand tu viens au stade?

Luc – Pour suivre une partie en live, tous sports confondus, et surtout pour passer une belle soirée, il y a quelques précautions à prendre. D’abord, il ne faut pas qu’il y ait de délai entre l’action et la retransmission, ce qui est de plus en plus courant, malheureusement.

Par exemple, au Centre Bell, il peut s’écouler près d’une seconde entre le coup de sifflet réel et celui entendu à la radio. Même un court décalage peut poser problème parce que la foule aura une longueur d’avance sur moi. Lorsque la foule réagit à une action, je n’entends plus la description de celle-ci, noyée dans le bruit. Par exemple, si l’équipe compte un but, je vais le savoir une minute en retard pendant que la foule célèbre (ou exprime sa déception selon le cas) et je manquerai les détails de ce qui s’est passé. Donc, pas de hockey du Canadien pour moi. Dans ce cas précis, disons que ça ne me fait pas trop mal au cœur puisque j’économise ainsi pas mal d’argent et surtout plusieurs retours à la maison, déçu par une contre-performance.

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Autre vérification à faire : s’assurer qu’une autre équipe locale qui a préséance sur la tienne ne joue pas le même soir. Moi qui suis un fan de l’Impact de Montréal, IMFC pour les intimes, je dois m’assurer que ni les Canadiens ni les Alouettes ne jouent au même moment avant d’acheter mes billets, puisque le réseau COGECO va privilégier les deux autres avant de m’offrir mon match. En d’autres mots, mon match pourrait ne pas être diffusé ou n’être diffusé qu’en partie. Avoir un match des Alouettes dans les oreilles alors que tu es au stade Saputo, ça m’est déjà arrivé et c’est, comment dire, pas l’idéal!

C’est dans un moment comme ça ou j’haïs vraiment être aveugle. Tu payes le même prix que les autres et tu les entends tripper sans trop savoir pourquoi. Je suis parti à la mi-temps.

Barbara-Judith – Parlant « d’entendre tripper », on est dans la section 130, à un mégaphone et quelques fumigènes des Ultras de la section 132. Ça chante fort, ça crie tout aussi fort. Pas un contexte idéal pour entendre toutes les inflexions de voix de Jeremy Filosa, descripteur des matchs du 98,5FM. Comme ce n’est pas moi qui ai choisi les places, je ne veux pas être indélicate, mais en même temps, je m’inquiète un peu du confort de mon accompagnateur : est-ce que la cacophonie ambiante le dérange? « Non! Je trouve que ça ajoute de l’ambiance à la description. » Me voilà rassurée.

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Luc – L’autre chose à ne pas oublier : une pile de rechange.

Ça, je l’ai appris à la dure en assistant à une partie de baseball à Atlanta, mon premier match des Expos sur la route. J’avais fait 8 heures de route aller-retour entre Huntsville (Alabama) et Atlanta (Georgia). En deuxième manche, j’ai constaté que je n’avais plus de jus. Sans accès à une description audio, je n’avais que les bruits de foule pour me guider dans le match. Montréal l’a remporté 11 à 2, mais si j’avais pu je serais parti en 3e pour m’épargner tristesse et frustration. Vous avez deviné que si j’avais fait 8 heures de route, c’est que je n’étais pas seul. Mais comme j’étais avec des partisans des Braves, ils n’étaient pas d’humeur à me décrire l’action.

Barbara-Judith – Le match est commencé. Je devais suivre l’action des yeux sur le terrain, mais de gros nuages noirs font leur apparition au-dessus de nos têtes me distraient. « Qui a le coup franc? », me demande Luc. Merde. Trop concentrée que j’étais sur l’état de la météo, je suis incapable de répondre. Il doit sûrement être déçu de moi qui devrais être ses yeux. You had one job. J’ai l’impression d’être un mème.

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Luc – Atlanta vient de prendre les devants 1 à 0 avec un but de Josef Martinez à la 31e minute.

Vous savez, être aveugle implique parfois un monde bien personnel que l’on installe dans sa tête et que l’on fige dans ses formes, ses couleurs.

Je vous disais qu’il faisait beau? Et bien, plus du tout! Après 45 minutes de jeu, j’ai été très surpris d’entendre l’annonceur maison nous inviter à aller nous réfugier sous les gradins pour cause d’avis d’orages violents.

« Ben voyons, y a un beau soleil couchant! »

« Pus vraiment Luc. On va devoir descendre sous les gradins. C’est comme un décor d’apocalypse. »

Six ou sept minutes plus tard, giga orage. Il a bien fallu que je modifie l’image dans ma tête, un peu comme vous qui tournez la page d’un livre illustré.

Permettez-moi un petit aparté. Lorsque je croise pour la première fois un lieu, un objet, un contexte, je m’en fais une image très naïve, sans trop de détails. Et je la fixe. Dans mon esprit, mon salon a des murs blancs cassés et un tapis bleu de mer, même si l’on me dit et redit que les murs sont jaunes et le tapis, beige et taché.

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Même si je sais que j’ai les cheveux poivre et sel, pour moi, ils ont toujours conservé le brun de ma vingtaine. Par contre, mon visage, lui, n’est plus qu’une rondeur couleur peau, sans trop de détails. La mémoire ayant perdu pas mal de vitamines, pour revoir un visage, je dois y penser et m’y appliquer quelque peu.

Barbara-Judith – Soixante-quinze minutes. Le match a été suspendu pendant soixante-quinze minutes. Interlude pendant laquelle j’ai guidé Luc à travers les flaques en évitant de justesse l’averse avec un grand A tout en jasant… de soccer. « Je m’excuse, mais Mancosu, moi, je ne suis pas capable », me révélera-t-il pendant que je volais des serviettes en papier au comptoir à hot dogs en prévision de notre retour dans les gradins. Que dire d’autre pour ma défense : je préfère apprécier le match les fesses au sec. On a finalement pu retourner à nos sièges, que j’ai wipés comme une pro. Mine de rien, la radio de Luc m’a été utile à moi aussi. De nos places, difficile de voir certains moments du match. « Coudon, est-ce que c’était hors-jeu? » « Jeremy dit que oui ». On est fixés.

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Luc – Heureusement, le temps clément est revenu et nous avons pu profiter du reste de la soirée dans la joie, malgré une défaite de 2 à 0.

Barbara-Judith – Une question me reste en tête. Luc pourrait s’épargner les risques d’orage et les sièges en plastique au confort douteux et écouter le match de la même manière qu’il le fait à côté de moi, sans débourser un sou. Alors, comme aveugle, c’est quoi la valeur ajoutée quand tu vas voir un match… que tu ne peux pas voir?

Luc – Parce que plutôt que de simplement entendre la foule, j’en fais partie. Je peux apprécier le tremblement des gradins en aluminium lorsque nos pieds s’emballent d’espoir. Je peux hurler mes encouragements sans déranger mon proprio. Je peux faire de ce club de soccer un peu le mien. Bien sûr que j’aimerais voir le match et que de l’entendre n’est qu’un prix de consolation. Mais quand même, je préfère avoir un club qui m’accueille sans pouvoir le voir plutôt que voir un stade vide parce que sans club. Parlez-en aux amateurs de baseball.

Et de toute façon, ai-je vraiment le choix?

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Depuis cette soirée de juillet, l’Impact a perdu plus de matchs qu’ils n’en ont gagnés, éliminé au dernier match de la saison régulière. Josef Martinez, marqueur des deux buts du match, a battu le record du plus grand nombre de buts dans une saison et l’Atlanta United a remporté la MLS Cup.

De mon côté, j’ai décidé qu’encore cette année, j’irai m’époumoner pour encourager le 11 montréalais grâce à Jérémy et Arcadio dans mes oreilles, quelques dollars et un peu d’imagination. Dès aujourd’hui, la passion reprend vie, je hurlerai mes encouragements avec les milliers d’autres partisan.e.s.

Pas question de rester chez moi et de bouder mon plaisir.

Barbara-Judith – Et si jamais on s’adonne à y retourne ensemble, promis, je vais savoir qui a le coup franc.

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